mercredi 8 mai 2013

Troisième bonbon

Les crépitements de la cheminée faisaient oublier à Laè le souffle du vent contre les carreaux et le lointain grondement de la mer. Les flammes réchauffaient son dos nu, leur chaleur imprégnant la fourrure déployée devant l’âtre. C’était alors un délice de s’enfoncer dans les longs poils soyeux du tapis, et son homme des bois ne s’y était pas trompé en l’amenant devant le foyer, plutôt que sur son grand lit recouvert de peaux d’animaux.
La pièce était vaste, mais il y faisait bon. Les murs de pierres blanches conservaient la douceur au lieu de faire entrer l’humidité. D’ordinaire, Laè allumait toutes les bougies, dans les appliques murales et les grands chandeliers de fer forgé, pour donner à sa chambre une ambiance seigneuriale. Elle était vaste, haute, peu meublée, noble et majestueuse par sa sobriété. Une chambre de roi dans un palais nordique, qui surplombait les falaises et les flots déchaînés.
Mais avec son homme des bois, Laè préférait une atmosphère plus intime. Son client n’aimait pas trop les grands espaces. Il préférait de loin la douceur des fourrures qui tapissaient le sol et le lit. Et peu de lumière, un bon feu craquant dans la cheminée alors que dehors, la tempête faisait rage.
Laè l’aimait bien, son homme des bois. Ce dernier mettait pour lui ses plus beaux vêtements propres, en toile rugueuse et d’allure austère, mais déjà un trésor pour son grand dénuement. Il avait les cheveux et la barbe hirsute, d’où seuls dépassaient ses grands yeux perçants. Il avait peut-être du sang de troll ou de géant, était sans doute beaucoup plus jeune que ce dont il avait l’air. Les autres pensionnaires en avaient peur, pensaient qu’il devait être hideux sous ses broussailles noires, et qu’il devait empester.
Ils se trompaient lourdement. Sa barbe emmêlée n’en était pas moins douce, sentait bon la forêt, le vent, les arbres. Il était doux et gentil, parlait peu, et surtout, ne disait jamais rien avec lui. Il se contentait de percher Laè sur ses cuisses, de lui retirer ses lourdes tuniques, et de laisser ses mains rugueuses se gorger de la douceur de la peau du Selkie.
Laè aimait beaucoup le sentir faire. Entre les grandes paumes abîmées, il avait l’impression de devenir la chose la plus délicate du monde. Il appréciait sa façon de suivre les sinuosités de son corps, la longue fente dans le bas de son dos, les bosses et les creux que dessinaient ses os. Il lui rappelait les amants qu’il avait autrefois, dans les îles du nord.
Laè estimait pourtant ne rien avoir de délicat. Il gardait les cheveux longs et s’habillait toujours de longues et droites robes qui cachaient sa silhouette. Il pouvait s’affiner, se mincir, avoir l’air frêle et fragile dans ses grandes manches et ses lourdes bottes. Mais sous le tissu brodé, il n’avait pas la beauté androgyne et adolescente d’une jolie fée comme Flocon.
Il avait des muscles, peu de hanches, les épaules trop larges pour celles d’une femme. Mordigann ne l’aurait pas engagé s’il n’y avait pas dans sa physionomie quelque chose de séduisant, mais Laè ne se plaisait pas. Il se trouvait trop rude, trop austère, à côté de l’allure sensuelle et élancée d’Elendil, et maintenant de la beauté éthérée de Flocon. Il cherchait sans le trouver ce qui pouvait bien plaire aux gens qui lui rendaient vite.
Mais son homme des bois le consolait toujours. Parce que c’était lui qu’il choisissait au lieu des autres, lui qu’il touchait avec cette tendresse mêlée de respect.
Laè soupira doucement, resserrant ses bras autour des larges épaules du sauvageon. La tête appuyée contre la chevelure épaisse et emmêlée, il gardait les yeux clos, perdu dans ses pensées. Un doigt rugueux suivit ses abdominaux, remonta jusqu’à suivre la ligne incurvée sous l’un de ses pectoraux. L’autre main, grande et chaude, était posée sur les muscles fermes de sa cuisse, immobile. Un frisson traversa l’échine de Laè.
Il l’aimait beaucoup, son homme des bois. Il lui rappelait son île. La mer. Le nord.
Sa vie d’avant. Et tout ce qu’il avait laissé là-bas en voulant quitter la mer.
Une bonne heure plus tard, Laè refermait la porte de sa chambre d’un air songeur.
Il sentit quelque chose lui sauter sur le dos et l’agripper fermement. À peine surpris, il passa de bonne grâce les mains dans son dos pour attraper les cuisses de Flocon et le caler convenablement contre lui. La fée lui mordilla l’oreille en guise de salut, émettant un joyeux trille.
– J’allais prendre un bain… soupira Laè avec une pointe de tendresse.
Flocon cligna des paupières puis lui répondit par un lumineux sourire. Il resserra l’étreinte de ses bras autour du cou de Laè, et ce dernier interpréta le geste comme une volonté de l’accompagner. Il leva les yeux au ciel, mais prit malgré tout le chemin de la salle de bain.
Le long couloir était désert, toutes les portes fermées, même celle du salon tout au bout de l’allée. Les voix des autres pensionnaires étaient étouffées par les portes closes. Sans un bruit, Laè déposa Flocon sur le sol des vestiaires. Dans la petite pièce étroite, remplie de casiers, ils se dévêtirent l’un et l’autre sans plus de cérémonie.
Avec curiosité, Laè tenta malgré tout des petits coups d’œil en direction de Flocon. Il venait visiblement de recevoir un client, mais n’en portait aucune trace sur son corps. Laè haussa les épaules et plia soigneusement sa longue tunique brodée pour la ranger dans son casier.
Ça l’effrayait un peu de voir à quel point Flocon s’était vite acclimaté à la maison. Il n’était pas sorti de sa bouteille depuis plus de quelques jours qu’il s’entendait déjà avec tout le monde, travaillait comme les autres, se comportait avec l’aisance de quelqu’un qui vivait là depuis des années. C’était à se demander si le trafiquant qui l’avait capturé l’avait vraiment enlevé dans une forêt enneigée, et pas plutôt dans une maison concurrente de la leur.
– Je vais dans les bains froids, précisa Laè. Tu m’accompagnes, ou bien… ?
Flocon se retourna et lui offrit son plus bel air dépité, la lèvre tremblante, les yeux humides. Laè tiqua et tenta de résister, la main sur la poignée de la porte de bois sombre qui conduisait aux bassins d’eau fraîche et d’eau de mer.
– Je n’aime pas trop l’eau chaude… plaida Laè.
Mais Flocon battit des cils et vint agripper son poignet, pour le tirer avec lui vers une porte de bois clair. Un joyaux orange, en forme de soleil, était incrusté dans le bois verni. Laè soupira, s’avouant vaincu.
– D’accord…
Victorieuse, la fée sourit et le tira à l’intérieur de la petite pièce circulaire où d’autres portes les attendaient encore.
Dans le labyrinthe de la salle d’eau de la maison, Flocon se repérait déjà très vite et savait exactement où il voulait aller. Il les guida devant un bassin de pierre rempli d’eau fumante, entouré de bambous et de lanternes sculptées. L’Onsen était d’ordinaire le repaire d’Inari, le démon renard de la maison, mais ce dernier était avec l’un de ses rendez-vous habituel. Ils pourraient profiter de l’eau thermale sans avoir à supporter ses sarcasmes et ses tentatives grivoises de faire des avances à Flocon.
Laè aimait beaucoup nager dans l’eau froide, sentir ses muscles frémir et se contracter sous la morsure des flots glacés. Mais il devait avouer que de temps à autre, ce n’était pas désagréable de se laisser aller dans un bain brûlant, et il s’autorisa même à pousser un petit soupir de bien être alors qu’il s’asseyait contre le bord du bassin.
La fée vint se blottir d’office dans son giron, appuyant son dos gracile contre le torse ferme du Selkie. Avec un soupir attendri, ce dernier rendit une fois de plus les armes et ne protesta pas. Au lieu de cela, il lorgna sur la coiffure élaborée de Flocon qui lui chatouillait le nez. Une jolie pique tenait attachées sur le haut de son crâne les longues volutes indigo. Elle était faite en cristal transparent, agrémentée d’un flocon à son sommet, et d’une petite pierre d’un très beau bleu clair. Laè la retira avec délicatesse pour la déposer sur le rebord du bassin. Aussitôt, les mèches épaisses de la chevelure de Flocon s’écroulèrent en masse sur ses fragiles épaules. Ce dernier secoua la tête pour les dénouer complétement, puis plongea la tête sous la surface pour ressortir tout trempée. Le poids de l’eau raidissait les jolies vagues de ses cheveux, et Laè, avec un sourire amusé, acheva d’arroser la masse soyeuse.
Puis il s’empara d’un peigne et entreprit de démêler les ondulations disciplinées de Flocon.
Ce dernier se laissa faire avec un sourire béat. Il ronronnait presque de plaisir en sentant les dents de bois gratter son cuir chevelu, puis descendre dans un bruit de soie tout en bas de la pointe de ses cheveux. L’eau les rendait d’un violet sombre, lui faisait perdre les beaux reflets plus clairs qui parsemaient ses longues mèches.
Laè retint un soupir. Même les cheveux de Flocon étaient magnifiques. À la fois souples et légers, plein de volume et de boucles raffinées. Il n’y avait presque pas de nœuds à retirer et lorsque son peigne en croisait un, il suffisait de serrer un tout petit peu la mèche entre ses doigts, et de peigner un peu plus fort pour qu’il cède aussitôt. Quand il eut terminé, il ramena délicatement toutes les mèches vers le sommet du crâne de la jeune fée, les entortilla un peu, et y coinça la pique pour les faire tenir en une haute queue de cheval. Deux anglaises, déjà presque sèches et trop courtes pour être attachées avec le reste, retombèrent en tire-bouchon de chaque côté de sa frange délicate.
– Voila… tu peux aller barboter, dit Laè en poussant doucement Flocon vers le centre du bassin.
Mais l’intéressé refusa et se tourna vers lui d’un air implorant. Haussant les sourcils, Laè mit un moment à comprendre ce qu’il voulait.
– Je me suis lavé les cheveux ce matin, j’ai pas de nœuds, fit-il remarquer avec un peu de gêne.
Mais Flocon ne voulut rien savoir. Il sortit de l’eau et grimpa sur les grosses pierres qui entouraient le bassin, s’agenouillant derrière son ami pour déployer ses longs cheveux. Ceux de Laè étaient très raides, entre le bleu foncé et le noir, bien loin des dégradés somptueux et des boucles vaporeuses de Flocon. Ce dernier glissa pourtant les doigts avec plaisir dans la longue chevelure, les yeux brillant d’émerveillement. La pointe de certaines mèches avait trempé dans l’eau chaude. Flocon les essora sommairement et avec une douceur doublée de tendresse, il entreprit de s’occuper lui aussi du Selkie en lui faisant quelques tresses.
Laè hésita, gêné. Il n’avait pas l’habitude qu’on s’occupe de lui comme ça et il n’aimait pas perdre de son indépendance. Mais… c’était agréable de sentir les doigts agiles se glisser sur son crâne, les mèches tirer un peu sur son cuir chevelu, de s’abandonner à la dextérité de Flocon.
Il ne savait pas vraiment pourquoi la fée l'aimait bien. Il n'avait rien fait de particulier, excepté ce fameux jour pas si lointain où Purr et lui l'avaient accidentellement libéré de sa bouteille. Il aurait fini par en sortir tôt ou tard et même sans leur intervention, Mordigann n'aurait pas traîné à tirer le bouchon pour libérer le captif. Mais Flocon leur vouait depuis cet instant une sorte de gratitude inexpliquée.
Une part de Laè lui soufflait de tirer profit de la situation. Lui qui cherchait temps à plaire, à séduire de nouveaux clients, les charmes de Flocon étaient une aubaine. Mais d’un autre côté, il n’avait pas du tout envie de distraire ses clients de la même façon que la fée. À quelques exceptions près Laè avait même toujours refusé ceux qui n’attendaient de lui que des étreintes charnelles, et pas un agréable moment de distraction. Or, il avait l’impression que Flocon, lui, ne cherchait pas grand-chose d’autre en dehors d’un échange physique.
Dans la pièce remplie d'eau chaude et de vapeur, Laè sentit ses paupières s'alourdir et ses muscles s'engourdir. Il ne tarda pas à repousser gentiment Flocon, et ils quittèrent les bains avant de risquer de s’y endormir. Ou pire, de se perdre dans ses ruminations.
Il y avait beaucoup d’animation dans le salon de la maison, assez pour attiser la curiosité de Flocon et Laè. Ils échangèrent un regard interloqué avant de pousser la porte.
Purr se débattait en hurlant, soulevé sans effort par Bernabé le centaure, tandis qu’Inari installait une chaise et préparait des cordes. Ils durent se mettre à deux pour ligoter le loup-garou gesticulant contre le dossier du fauteuil, Bernabé tentant de bâillonner Purr tandis que le démon renard serrait les nœuds qui l’entravaient.
– Je vous l’interdit ! hurla le loup-garou d’une voix de pucelle effarouchée. Ne me touchez pas !
– On te laisse, Aello, ricana Inari avec un sourire de fouine.
Aello, jeune mâle harpie, replia les ailes pour se poser derrière la chaise, sortant de ses longues manches un nécessaire de coiffure. Purr lui lança un regard terrorisé alors qu’il en extirpait une jolie paire de ciseaux argentés.
– N’y pense même pas ! Pffft ! Pffft !
Ses pathétiques tentatives de feuler, alors qu’il était un loup et pas un chat-garou, exaspérèrent Laè au plus haut point. Le Selkie leva les yeux au ciel avant de faire demi-tour. Flocon, lui, s’approcha avec curiosité de la scène, sortant ses ailes éthérées pour prendre un peu de hauteur. Il alla se poser sur le perchoir d’Aello, une longue barre de bois ouvragée qui dominait le salon. Il flottait toujours dans la pièce une bonne odeur de fleur, capiteuse et sensuelle, mais jamais trop lourde. On y trouvait toujours du thé et des gâteaux, et de quoi s’amuser, de sorte que la fée s’y plaisait beaucoup. Mais il aimait encore plus regarder ce que faisaient les autres pensionnaires.
Purr tentait maintenant de secouer sa tignasse châtain dans tous les sens pour éviter les implacables ciseaux d’Aello. Bernabé, intraitable, lui saisit le menton de sa poigne de fer, arrachant au jeune loup un couinement de souris prise au piège.
Flocon éclata de rire devant la scène. Il battit des pieds du haut de son perchoir, absolument ravi. Il n’avait pas d’autres rendez-vous prévus pour la journée mais même si personne ne se présentait à l’improviste pour l’occuper une heure ou deux, il savait déjà qu’il n’allait pas s’ennuyer.
Lotis, la sirène aux longs cheveux entremêlés d’algue, avait cessé de tourbillonner dans son énorme bocal pour se hisser à la surface, croisant les bras sur le rebord de verre. Il fixa la scène de l’œil blasé de l’habitué, secoua la tête, et replongea dans son vaste aquarium pour pirouetter au milieu des algues. Lui, il devait avoir l’habitude de ce genre de scènes. Chaque fois que la tignasse de Purr devenait beaucoup trop longue pour leur seuil de tolérance.
– Arrête de bouger, grogna Aello en ratiboisant d’un œil expert les mèches ébouriffées. Franchement, t’as vu ta tête ? Ça peut plus durer ! Bientôt, y aura plus que les sorcières qui voudront de toi !
– Elles sont très gentilles ! protesta l’intéressé avec véhémence. Elles viennent boire le thé avec moi !
Mais un autre cri couvrit à moitié celui du pauvre loup-garou. Une voix forte et volcanique, à laquelle répondit une seconde. La porte du salon étouffait la dispute malgré la force des deux voix.
– … te moque de moi … ?
– … sois pas stupide !
Le cliquetis des ciseaux s’interrompit avec la main d’Aello et Bernabé en relâcha la tête de Purr, qui la secoua aussitôt pour tendre l’oreille. L’accrochage semblait violent et les deux voix ne cessaient de hausser le ton. Ils devaient être dans le couloir, ou sur le seuil du bureau du patron, mais pas très loin du salon pour qu’ils les entendent aussi fort.
Purr bondit comme un diable hors de sa boîte, en grondant comme un fou et en montrant les dents. Ils prit tout le monde par surprise en tirant sur les cordes qui rompirent dans un claquement sec. Il fusa hors du salon avant que quiconque ait pu le retenir et la porte manqua d’exploser dans ses gonds à son passage.
Bousculant les deux hommes qui se disputaient, Purr s’interposa, faisant rempart de son corps entre Laè et Mordigann.
Le patron le fixa avec air surpris. Il dépassait d’une bonne tête le Selkie comme le loup et pourtant, les deux jeunes hommes le foudroyaient du regard, l’un avec véhémence, bien décidé à ne pas en rester là, l’autre avec méfiance, prêt à tout pour défendre son camarade. Mordigann se recula d’un pas, comme pour ravaler la répartie cinglante qu’il s’apprêtait à lancer à son pensionnaire.
– … c’est toi qui t’enflamme pour rien, gronda-t-il de mauvaise grâce. Je ne pense qu’à ton bien…
– Comme si tu en avais quelque chose à faire ! répondit aussitôt Laè sur le champ. Je ne vaux pas plus qu’un tas de viande, pour toi ! Aucun de nous !
Purr, toujours sur la défensive, se retourna en couinant quand il entendit le ton blessé de la voix de Laè. Ce dernier était bien le seul pensionnaire qui osait tenir tête à Mordigann. Il le respectait, le craignait aussi beaucoup, faisait de son mieux pour éviter de le contrarier ou de provoquer sa colère. Mais quand il avait quelque chose à lui dire, plus rien n’effrayait le Selkie qui partait bille en tête s’expliquer avec son patron.
Les autres observaient la scène sans oser s’en mêler, par la porte grande ouverte du salon. Ils retenaient leur souffle de peur de devenir la cible de la colère de l’un ou de l’autre.
Mordigann soupira. Il décroisa les bras, ses épaules s’affaissèrent, et il planta son regard sombre dans celui de Laè, par-dessus l’épaule de Purr dont il ignora tout simplement la présence. Mêmes les plis sévères de son front semblèrent s’adoucir.
– Pourquoi est-ce que tu restes ici, si tu refuses la moitié de tes clients ? Pourquoi tu continues à faire ce métier ?
Laè, si prompt à s’énerver, sembla soudain au bord des larmes. Comme si Mordigann l’avait giflé, il détourna vivement la tête et parut rétrécir derrière le rempart du dos du lycan.
Mordigann s’engouffra dans la brèche, fronça à nouveau légèrement les sourcils.
– Tu crois toujours que tu retrouveras ta peau en restant ici ? Alors que tu as presque arrêté de travailler ?
Laè écarquilla les yeux. Il avait l’air submergé par l’océan de sentiments qui bouillonnait à l'intérieur de lui.
La journée avait bien commencé, pourtant. La visite de l’homme des bois, son bain avec Flocon… Il avait presque fini par en oublier sa peine.
Mais les mots de Mordigann l’avaient poignardé si fort qu’il explosa.
– Ma peau ? Je suis sûr que tu sais très bien où elle est ! Tu es la seule personne qui m’empêche de partir !
Laè s’enfuit, luttant contre ses larmes de colère, pour s’enfermer dans sa chambre à l’autre bout du couloir. Abasourdi, Purr cligna plusieurs fois des yeux avant de se précipiter à sa suite.
Un silence lourd s’abattit dans le couloir. Mordigann, impassible, poussa un long soupir las. Puis il sortit une cigarette de sa poche et l’alluma presque nerveusement. Il se tourna sans un mot vers les autres pensionnaires, pas surpris de les trouver là, ni contrarié par leur présence.
– Il va falloir que quelqu’un prenne le client de Laè cet après-midi, dit-il après avoir tiré une longue bouffée de sa cigarette.
Les autres échangèrent un regard entre eux, un peu inquiet.
– Qui c’est ? osa demander Aello en se faisant le porte-parole de ses camarades.
Mordigann haussa les épaules et sortit machinalement un papier froissé de sa poche.
– Un centaure, dit-il d’une voix laconique.
Au beau milieu du salon, Lotis fit irruption de son bocal comme un lézard hors de son trou. Les cheveux empêtrés dans de longues algues vertes, il affichait un sourire démesuré pour quelqu’un barbotait depuis de longues minutes au fond de l’eau de son bocal.
– Un centaure ? Je le prends ! C’est pour moi ! s’exclama-t-il en tentant de se hisser sur le rebord de verre.
Bernabé soupira et vint l’aider à sortir hors de l’eau. La longue queue d’écaille bleue de Lotis ondula un instant, ses nageoires diaphanes gouttant sur le tapis. Mais entre les bras puissant du centaure, le gracieux appendice aquatique s’évapora en quelques secondes pour ne laisser que deux jambes frêles et blanches.
– Tu ne tiens déjà pas très bien sur tes pattes, soupira Bernabé en regardant Lotis tirer sur sa tunique pour couvrir ses cuisses nues. Pourquoi tu t’acharnes à vouloir te les faire briser encore plus ?
Lotis papillonna des yeux, la mine enthousiaste.
– C’est le coup de rein des centaures… tu ne peux pas comprendre, tu en es un, minauda-t-il dans les bras de son porteur.
Ce dernier leva les yeux au ciel, mais emmena la sirène un peu trop motivée vers sa chambre, pour qu’il puisse se préparer en attendant le client.
Mordigann avait profité de l’intervention pour disparaître dans son bureau. Les autres pensionnaires ne cherchèrent pas plus loin, et reprirent leurs discussions au salon comme si de rien n’était. Habitués.
Seul Flocon resta à sa place, debout près du seuil de la porte, fixant le fond du couloir avec contrariété. Laè et Purr s’étaient tous les deux enfermés. Or, ils étaient ceux avec lesquels il s’entendait le mieux. Sans eux, il allait s’ennuyer.
Et ça ne lui plaisait pas.
Il avait déjà la mine boudeuse quand Aello vint doucement lui tapoter l’épaule. La harpie lui tendit un sachet de bonbons colorés, que la fée s’empressa d’accepter, les yeux brillants. Ils s’envolèrent tous les deux pour grimper sur le perchoir d’Aello, laissant leurs jambes pendre dans le vide.
– J’me suis dit que tu devais te demander ce qui se passe, commença la harpie en croquant dans un crocodile orange. Tu sais ce que c’est, un Selkie ?
Comme Flocon secouait vivement la tête en signe de négation, Aello hocha la tête et entreprit de lui éclaircir la situation.
– C’est un genre… de loup-garou, mais à l’envers. Ils enfilent une peau de phoque pour se transformer. Ils l’enlèvent pour reprendre forme humaine et aller… euh, danser et chanter sur la plage, ce genre de trucs.
Flocon l’observa sans rien dire, écarquillant un peu les yeux, s’imaginant déjà des choses à mille lieux de celles auxquelles Aello devait penser. En grimaçant, ce dernier continua :
– Oui, enfin, bref, je t’expliquerais mieux que ça une autre fois. L’important… c’est Laè. Normalement, quand un humain trouve la peau d’un Selkie, il devient son maître et le Selkie doit lui obéir.
Flocon cligna des yeux, engloutissant ses bonbons colorés avec un air concentré.
– Mais Laè…
Il haussa les épaules.
– On lui a volé sa peau. Sauf que personne est venu pour le réclamer.
La mâchoire de Flocon s’immobilisa et les joues pleines comme celles d’un rongeur, il pencha la tête sur le côté.
– Il la cherche depuis longtemps. Il ne pourra pas rentrer chez lui tant qu’il ne l’aura pas retrouvée. Il est venu travailler ici en se disant qu’avec tous les gens qui passent, il finirait bien par trouver une trace, mais…
La fée reprit la mastication de son bonbon, un air songeur remplaçant la curiosité dans son regard bleu.
Il comprenait un tout petit peu mieux.
Purr souleva doucement la couverture en fourrure et glissa le museau en dessous, pour se blottir contre Laè. Ce dernier, recroquevillé sur lui-même, bougea un tout petit peu pour lui laisser de la place.
Le feu crépitait dans l’âtre et il faisait toujours agréablement chaud dans la grande pièce de pierre blanche. Pourtant, dehors, la tempête faisait toujours rage, et le fracas des vagues au pied des falaises retentissait jusque dans la chambre. Purr était content d’être à l’abri dans le grand lit de Laè, plutôt que dehors sous cette pluie battante. La météo était rarement calme, à travers les fenêtres de Laè. Et la mer avait de plus en plus tendance à se déchaîner ces derniers temps.
Le loup-garou préférait sa chambre à lui. Il avait vue sur un vieux château en ruine, un rien lugubre, mais bien moins bruyant.
– Tu sais… murmura-t-il avec une petite moue. Moi… j’suis content que tu retrouves pas ta peau…
Il passa timidement les bras autour de la taille de Laè, attirant affectueusement le Selkie vers lui. Ce dernier ne le repoussa pas, rapprocha même sa tête de la sienne, sur l’oreiller. Leurs deux fronts se touchaient presque, l’un tout contre l’autre.
– Pourquoi ça ?

Laè se pelotonna dans les bras de son ami. Purr était idiot, mais son corps était chaud et lui faisait du bien. Alors il n’avait pas envie de le repousser.
– Parce que si tu la retrouves… tu vas t’en aller… et tu reviendras plus jamais…
Laè ferma les yeux un peu plus forts. C’était agréable, de sentir l’étreinte de Purr autour de lui. Le lycanthrope avait les bras musclés et le serrait avec maladresse. Comme s’il avait peur de casser le Selkie. Laè n’était pas fragile, pourtant, mais dans les bras du lycan, il aurait bien aimé l’être. Parce que dedans, on se sentait protégé. On avait l’impression d’être une toute petite chose, mais qu’il ne pouvait rien nous arriver. Parce que Purr veillait.
– J’veux que tu restes avec moi, bredouilla timidement le loup-garou.
Le lycan était fort dehors, mais fragile dedans. Pour ça, c’était à Laè de veiller sur lui. Laè le savait, et culpabilisait de ne pas pouvoir se montrer fort aussi, de devoir parfois se blottir dans le creux de ses bras jusqu’à ce que ça aille mieux. Il était à la fois trop faible, et pas assez. Pas assez pour résister tout seul, comme les rochers dehors, frappés par les vagues. Trop pour devenir à son tour les bras dans lesquels Purr pourraient se sentir bien, aussi bien qu’il se sentait dans les siens.
– J’m’en irais pas… souffla-t-il à voix basse, la gorge nouée.
Puis il enfouit le nez tout contre le nez du lycan, inspirant profondément son odeur aussi rassurante que la chaleur de son corps.
Mordigann ne releva même pas la tête quand Elendil entra dans son bureau. Il s’était attendu à voir l’elfe débarquer sitôt son altercation avec Laè terminée.
Elendil était égal à lui-même, éblouissant dans sa tenue élégante, aussi brillant que le soleil qui frappait contre les carreaux de ses fenêtres. Mais beaucoup plus empoisonné.
– Tu as été généreux avec Laè, dit-il en contournant le bureau massif. Est-ce qu’il commence à te faire peur, à force d’oser te tenir tête ?
Mordigann leva les yeux au ciel. Ceux d’Elendil étaient posés sur lui, étrangement lumineux. C’était peut-être son sang d’elfe qui lui donnait cet incroyable regard lagon, mais s’il avait été humain, Mordigann y aurait sans doute succombé quand même. Ce n’était pas tant leur couleur que la façon qu’avait Elendil de l’observer, d’un regard aussi intense que pénétrant. En fait, parfois, il arrivait même à le mettre mal à l’aise.
Alors il l’évitait.
– Vous êtes les deux seuls qui n’êtes pas obligés de travailler pour rembourser une dette, plaida-t-il sobrement.
Il recula sa chaise pour permettre à Elendil de grimper en travers de ses cuisses. L’elfe le chevaucha avec une moue malicieuse, serrant autour de lui ses jambes fermes dans leur pantalon de velours. Il portait une splendide chemise en satin écru et un gilet de brocard bleu, sur lequel Mordigann posa les doigts pour serrer la taille souple de l’elfe. Le roi Elendil, comme se moquaient souvent les autres pensionnaires. Toujours éblouissant, avec ses vêtements élégants et ses bijoux elfiques.
– Comme si on était tes otages… se moqua-t-il de sa voix aussi suave qu’acérée.
Les arguments de Mordigann semblaient toujours l’amuser. Ce dernier devait reconnaître qu’Elendil avait raison. S’ils avaient été des humains, il n’aurait rien dit. Mais pour des créatures comme eux, quelques années de dettes ne représentaient rien. Tous les pensionnaires étaient là de leur plein gré. Inari faisait même exprès de changer la décoration de sa chambre toutes les semaines, pour alourdir sa dette et avoir une excuse pour rester plus longtemps
– Laè à l’impression de l’être, répondit Mordigann en se laissant aller dans son grand fauteuil. Ce n'est pas la première fois qu’il m’accuse d’avoir volé sa peau. Il va finir par s’en persuader…
Elendil leva les yeux au ciel d’un agacé. Il n’aimait jamais quand les autres faisaient leur crise. Il préférait être la seule diva de la maison, les choses étaient plus simples et sa réputation en restait préservée.
– C’est parce qu’il commence à comprendre qu’il ne la retrouvera jamais. Il l’aurait retrouvée depuis longtemps si quelqu’un l’avait encore…
 «… à moins que ce soit vraiment toi qui l’ait cachée quelque part », semblait ajouter son regard brillant. Mais Elendil se garda bien de le dire à voix haute. Il était bien placé pour savoir de quoi Mordigann était capable pour s’approprier quelque chose. Ou quelqu’un. Mordigann ne s’en était jamais caché.
Promptement, Elendil s’empara de la grande main qui était posée contre ses reins, et la força à descendre un peu plus bas sur sa croupe.
– Je te dois quelque chose… souffla-t-il tout bas contre les lèvres de son patron. Je me suis dit que c’était le bon moment. On dirait que tu as besoin de te changer les idées…
Pour une fois, Mordigann resta de marbre, étrangement las. Il n’avait même pas la force de tendre la main pour s’attraper une cigarette. Il en mourrait d’envie, pourtant, bien plus que de l’écrin brûlant du corps d’Elendil.
L’elfe s’en rendit compte et se recula d’un air perplexe.
Pour toute réponse, Mordigann se redressa sur son fauteuil et souleva une pile de papiers posée sur le bureau. Il en tira une enveloppe décachetée, qu’il tendit à Elendil.
Celui-ci l’ouvrit après une petite hésitation, non sans jeter à son patron un regard curieux. Il en sortit une lettre noire, calcinée, qui craquait sous les doigts et semblait menacer de s’effriter. Elle était traversé par une écriture blanche, comme si on avait écrit avec de la cendre sur un sol brûlé.
Les yeux d’Elendil s’écarquillèrent un instant. Il n’avait sans doute pas besoin de lire la signature. Le papier noir et l’encre cendreuse valaient tous les paraphes du monde. Il se força malgré tout à lire en diagonale le contenu de la lettre, la belle écriture sage et policée qui pouvait pourtant annoncer les pires horreurs possibles.
Son visage solaire ne trahit pas la moindre expression, et il replia même soigneusement le papier avec un sourire un peu moqueur. Mais ses doigts fébriles n’échappèrent pas à Mordigann.
 – … il a du retard. Je pensais qu’il avait fini par oublier.
– Le croque-mitaine n’oublie jamais, souffla Mordigann, l’esprit ailleurs.
Elendil jeta l’enveloppe sur le bureau comme si elle lui avait brûlée les doigts. Il préféra se couler contre le corps de son patron. Il enfouit ses doigts fins dans les cheveux bruns de Mordigann, jouant avec les mèches couleur chocolat, caressant la nuque qu’il savait sensible. Il mordilla malicieusement le lobe de son oreille, arrachant à peine un frisson à son propriétaire impassible.
Les mains de Mordigann se firent pourtant un peu plus présentes sur la chute de ses reins. Pas si las que ça, après-tout. Il avait plus besoin de se changer les idées que ce qu’il voulait bien l’avouer. Elendil ricana.
– Peut-être que je ferais mieux d’aller travailler, au lieu de rester avec toi… J’ai pas envie que tu me donnes à manger au croque-mitaine…
– Jamais, gronda aussitôt Mordigann d’un air farouche.
Comme électrisé, il s’empara d’une poignée de longs cheveux de soie pour presser la bouche d’Elendil contre la sienne.

L’elfe en ronronna de plaisir, avalant goulûment la langue de son patron entre ses lèvres chaudes.
Mordigann était aussi possessif que jaloux. Il avait vraiment dû être dans une impasse pour en arriver à passer un pacte avec une créature aussi dangereuse qu’un croque-mitaine. On disait qu’il n’y avait rien de pire qu’eux, dans tout le monde magique. Ils donnaient même des cauchemars aux cauchemars.
– Je ne le laisserai jamais te prendre, répéta Mordigann dans un souffle, un éclat sévère dans ses yeux noirs. De toute façon, ce n’est pas dans le contrat.
Elendil éclata de rire, mais ne put faire passer le frisson désagréable qui lui picota l’échine. Il était le seul au courant du pacte que Mordigann avait passé, et de ces conditions particulières. Il était le plus ancien à travailler là. Il avait assisté le patron dans toute la création de la maison. Et il était présent, le jour où Mordigann avait noué un contrat avec le croque-mitaine.
– Il n'est pas encore là, dit-il en haussant les épaules, brûlant de passer à autre chose. Ne pense pas à lui. Profite plutôt de moi…
Elendil caressa la mâchoire de Mordigann avec un sourire suave, ses lèvres frôlant les siennes comme une tentation. Mordigann ne mit pas longtemps à y succomber. Il se disait peut-être que le corps souple de l’elfe réussirait en effet à lui faire oublier l’échéance à présent toute proche.
 « Tous les dix ans, tu devras me donner celui de tes pensionnaires qui te rapporte le moins. Ce n’est pas cher payé pour une jolie maison et un bout de terrain. Non ? »


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