dimanche 8 janvier 2017

Huitième bonbon

Bernabé passa derrière le comptoir pour rajouter de nouvelles sucettes sur le présentoir. Il y en avait de toutes les sortes et de toutes les formes, des boules de couleur unie, des torsades arc-en-ciel, de grandes sucettes rondes aussi énormes qu’un visage. Le centaure les arrangea avec goût, garda les autres cachées derrière pour avoir toujours à portée de sabots les nombreux parfums.
Sur un joli buffet de bois verni, il venait de remplir les différentes bonbonnières, grandes jarres de verre transparent qui débordaient de confiseries variées. Mordigann lui avait demandé de privilégier les bonbons aux fruits et les couleurs vives, les saveurs qui rappelaient le soleil. Avec la chaleur qui avait accablé le monde magique, les gens auraient sans doute envie de douceurs plus rafraichissantes, adaptées à la saison et ses températures clémentes.
Dans une petite alcôve de la boutique, d’ordinaire déserte, ils avaient d’ores et déjà installés un nouveau petit comptoir avec vitrine. Bernabé avait passé la nuit à faire de nouveaux sorbets, fignolant ses jolis bacs à glace pour que les crèmes glacées fassent de jolies volutes.
Ses sabots claquèrent sur le carrelage alors qu’il arpentait la pièce. Bernabé nota aussi qu’ils n’avaient plus beaucoup de chocolats. Ce n’était pas tellement la saison, et la place qui leur était allouée avait considérablement rétréci depuis quelques semaines, pour ne revenir en force qu’au retour de l’automne. Mais il mettait un point d’honneur à ce que la maison Fancy Candies propose toute l’année le plus grand choix de douceurs. 
Des ombres fantomatiques flottaient en dessous du plafond lambrissé, astiquaient le grand lustre en or et en cristal qui éclairait d’une lumière douce tout le salon de thé. D’autres silhouettes rajustaient les nappes, les jolies chaises à assise de velours, dressaient les couverts en argents et les assiettes de porcelaine. Il y avait une bonne odeur de cire d’abeille autour des jolis meubles en bois sombre, et des fleurs fraiches embaumaient chaque table, tout juste rapportées du jardin.
Bernabé retourna en cuisine avec un sourire joyeux. Il se sentait dans son élément, dans la boutique-salon de thé de la maison Fancy Candies, bien plus que dans les autres salons – les vrais, ceux où les hôtes officiaient.
Il était le seul pensionnaire à travailler ici. Des années plus tôt Il n’avait pas pu s’empêcher de venir jeter un œil au travail des pâtissiers qu’avait embauché Mordigann. Puis, de jour en jour, il en était venu à rajouter deux ou trois de ses petits gâteaux à l’armada de douceurs qui s’empilaient derrière la vitrine du comptoir, jusqu’à rejoindre complètement les rangs des cuisiniers. Un vampire et une banshee, pas très bavards, qui ne venaient que la nuit. Mais Bernabé s’entendait très bien avec eux et prenait le relais lorsqu’ils partaient dormir. Il n’avait besoin que d’un tablier sur mesure.
Il flottait dans la cuisine une bonne odeur de sucre et de pâte à gâteau. Il en comprit la raison en voyant toute sorte de tartelettes joliment décorées sur un plan de travail, qui n’attendaient qu’à être glissées en vitrine. Tartelettes aux framboises rehaussées de pistaches, aux quartiers d’abricots recouverts de pâte dorée, aux fraises, plus classiques, mais agrémentées de noisettes de chantilly. Bernabé résista à l’envie d’en croquer une, détournant le regard de toutes ces pâtisseries qui avaient l’air croustillantes à souhait.
La maison Fancy Candies était bien plus réputée pour ses différents gâteaux aux décors en sucre que pour ses autres douceurs. Véritables œuvres d’art comestibles, pâtisseries qu’on réservait d’ordinaire pour les mariages et les grandes occasions, ils étaient ceux que Bernabé préférait. Il pouvait développer avec eux des trésors d’imagination, expérimenter tous les mélanges de formes et de couleurs. Fleurs en sucre ou en pâte d’amande, dentelles délicates, glaçages sans imperfection pour des gâteaux simples ou à étage, mousses, crème au beurre ou génoise fondante.
Mais ce qu’il adorait par-dessus tout, c’était faire des cupcakes.
Dans le salon de thé où les hôtes vendaient leur compagnie, c’était sa création phare, la seule douceur qu’il mettait un point d’honneur à réaliser tout seul. Ils étaient pour lui une source de réalisations infinies, entre les différents gâteaux envisageables et toutes les possibilités de glaçage. Il tentait chaque semaine de nouvelles créations, s’adaptait au thème choisi par Mordigann, défiait les limites de sa propre imagination.
Les semaines précédentes, le patron lui avait demandé un thème enneigé pour accompagner l’arrivée nouvelle de Flocon. Sucre pailleté et flocons en sucre, glaçage pastel, chantilly neigeuse et autres perles argentées, Bernabé avait pu expérimenter tout un tas de choses d’ordinaire réservées à la saison hivernale.
Tout ça en l’honneur de celui qui était devenu le prédateur naturel de ses tendres cupcakes.
Le centaure avait des frissons dans le dos en imaginant ce qu’il se passerait si Flocon découvrait cet endroit. Les autres avaient eu la formelle interdiction de lui parler de la véritable vitrine de la maison, mais il redoutait que l’un d’eux – au hasard, Purr – ne commette une bourde accidentelle.
De temps en temps, un ou deux pensionnaires venaient malgré tout l’aider à servir ou à vendre dans la boutique-salon de thé.  Il s’agissait souvent d’Aello ou de Laè, aussi sages que professionnels, qui faisaient le service avec le sourire et séduisaient toute la clientèle.
Bernabé sortit une fournée de coques de macarons d’un beau rouge écarlate. Il avait hâte de faire goûter ses nouvelles créations, à base de framboise et de cerise. Il referma la porte du four d’un adroit coup de sabot et déposa la grille sur un plan de travail pour laisser refroidir les coques. Juste à côté, de gros choux pâtissiers attendaient leur garniture et leur glaçage. Le centaure était tenté de s’y mettre tout de suite ; il avait très envie de tenter de nouveasux mélange pour parfumer la crème, et d’essayer un joli nappage vert pistache et chocolat.
Il avait cependant un désir plus urgent à assouvir. Il avait laissé sécher dans le four toute une fournée de cupcakes au glaçage au sucre et avait hâte de contempler le résultat. Il avait planté dessus des pétales de roses cristallisées, et saupoudré quelques perles de sucre coloré.
Enfilant ses maniques à carreaux, il trotta avec joie jusqu’au four pour en ouvrir la porte encore chaude. Ses petits cupcakes étaient là, dans leurs adorables caissettes, bien dorés et lisses, libérant une bonne odeur de biscuit chaud et de sucre.
Un détail cependant fit tiquer Bernabé. La bonne trentaine de gâteaux avaient visiblement été victime d’un artiste décorateur. Entre les jolis pétales qu’il avait plantés dessus, quelqu’un s’était armé d’un petit objet pointu pour agrémenter le glaçage de gravures artistiques.
Des jolies gravures aux formes plus que suggestives.



– Lequel d’entre vous est le responsable de ceci ? grogna Bernabé en brandissant un cupcake scarifié.
Aello, Driss et Inari, sagement entassés dans le même sofa, n’hésitèrent pas une seule seconde. D’un même mouvement de doigt, chacun accusa aussitôt les deux autres sans même cligner des yeux.
Bernabé renâcla en frappant le sol du sabot.
– Je sais que c’est un vous trois. C’est forcément un de vous trois.
Il était plutôt rare que le centaure perde sa patience à toute épreuve. Il subissait depuis des années l’obsession malsaine de Lotis pour les centaures et les tentatives incessantes d’Inari pour l’entrainer dans son futon. Il était peut-être le plus âgé des pensionnaires, le plus mature aussi, celui qui avait le plus la tête sur les épaules.
Ceci dit, dès qu’on touchait à ses précieuses pâtisseries, il pouvait rapidement perdre le contrôle de lui-même et le gentil centaure herbivore redevenait la bête carnassière qu’il aurait toujours dû être.
– Vous trouvez ça drôle, peut-être ? J’avais passé du temps à les faire !
Driss leva les yeux au ciel, Aello haussa les épaules, Inari fit la moue.
– Ça aurait pu être n’importe qui. C’est pas toujours de notre faute !
– Et puis c’est juste des cupcake, soupira Aello. Tu peux aller en ref…
Bernabé lui plaqua brusquement la main contre la bouche.
– Chhhhhht !
Il resta ainsi de longues secondes, les sens aux aguets, écoutant le silence. Rassuré, il relâcha Aello qui le fixait d’un air ahuri.
– Doucement, ne prononcez pas ce genre de mots ! Vous vous rendez compte, si Flocon découvre cet endroit ? S’il l’apprend ?
Les trémolos grandiloquents dans la voix policée de Bernabé étaient assez comiques. Inari du moins les trouva très drôle et se mordit la lèvre. Driss, lui, se contenta d’un sourire torve.
– Ça serait sacrément pire que quelques dessins sur ton glaçage, c’est sûr…
Il y avait dans la voix grave de l’efrit un soupçon menaçant qui fit tiquer le centaure. Il tapa du sabot contre le plancher, foudroyant les trois complices du regard.
– N’essayez pas de m’avoir ! Je sais que c’est vous ! Avouez-le !
Mordigann avait entendu la réprimande depuis son bureau et finit par en sortir pour voir ce qui causait les coups de sabot de Bernabé, en allumant machinalement une cigarette. Il écouta les protestations du centaure d’une oreille distraite, s’adossant contre l’embrasure de l'entrée du salon.
Les trois accusés le fixèrent avec des yeux suppliants par-dessus l’épaule de Bernabé. Mais le centaure, qui lui tournait le dos, ne se retourna qu’en sentant l’odeur du tabac.
– Mordigann, tu tombes bien ! Regarde ce que ces vandales ont fait !
Il brandit sous les yeux du patron l’un de ses pauvres cupcakes mutilés. L’intéressé tira une longue bouffée de sa cigarette avant d’examiner l’outrage d’un œil circonspect.
– C'est plutôt pas mal fait...
– Je trouve aussi ! s'exclama Aello avant de se ratatiner sous le regard noir de Bernabé.
– Pas mal fait ? C'est un massacre !
Mordigann leva les yeux au ciel, soudain très las. Les talents de pâtissiers du centaure lui étaient utiles, c'était un fait. Les clients payaient plus cher pour un rendez-vous avec lui s'il cuisinait spécialement pour eux une ou deux nouvelles recettes. L'argument du fait-maison, sur le temps libre de l'hôte qui plus est, lui permettait de vendre ses douceurs deux fois plus chers que les pâtisseries normales lors des rendez-vous des autres pensionnaires. C'était vraiment une aubaine que Bernabé ait une telle passion pour les gâteaux. Mais parfois, c'était aussi une plaie.
Heureusement, il était habitué à gérer les crises.
– Mettez-les de côté pour demain soir. On va faire une soirée spéciale dans le salon labyrinthe. Ça sera parfait.
Inari battit joyeusement des mains.
– Une soirée spéciale ? Ça faisait longtemps !
– Sur un thème particulier ? questionna Driss avec plus de pragmatisme.
Mordigann rapprocha de lui un cendrier en cristal, posé sur un petit guéridon, pour y tapoter la cendre de la cigarette. Le meuble avait été placé là exprès pour lui.
– Non, pas spécialement. Soirée champagne. L'habituelle. D'ailleurs, Bernabé...
– Des chocolats à la liqueur, c’est ça ? grogna le centaure en trépignant sur le plancher. J'y vais tout de suite. Mais VOUS... !
Il désigna du doigt les trois compagnons agglutinés sur le sofa.
– Je n'oublie pas !
Mordigann attendit que les sabots clopinants du centaure s'éloignent, puis s’éteignent derrière la porte au fond du couloir. Comment faisait Bernabé pour descendre sans bruit les escaliers de la maison, c’était un mystère pour de nombreuses personnes.
Calmement, Mordigann tira une longue bouffée de sa cigarette et croisa négligemment les bras. Inari, Driss et Aello le fixaient de leur plus bel air impassible.
– C'est bon, commença le patron en soufflant un nuage de fumée. Donnez-lui son argent, il l'a mérité.
Aussi fier que ravi, Aello tendit les paumes pour récupérer son dû. De part et d'autre, Inari et Driss obéirent en maugréant et fouillèrent dans leurs vêtements pour lui tendre chacun deux grosses liasses de billet.
– Et retournez travailler, maintenant. Vous avez deux rendez-vous qui attendent. Driss, je compte sur toi, la baronne pourrait devenir une bonne cliente. Ne la déçois pas.
L'efrit ricana et se leva souplement. Ses babouches dorées laissaient des petits tas de cendre sous ses pas, comme s'il consumait le plancher de ses propres pieds. Le regard de braise, entouré de noir charbonneux, il toisa Mordigann d'un sourire plein de morgue.
– Elle veut de la chaleur...? Je vais lui faire connaitre le feu du désert, souffla-t-il de sa voix grave.
Mordigann leva les yeux au ciel et s'écarta pour le laisser passer. Sans relever la provocation grivoise. Driss était vraiment le dernier pensionnaire qu'il accepterait de mettre dans son lit. Il tenait plus du cobra que du démon des flammes, du genre à se redresser pour mordre quand on s'y attendait le moins, les crochets acérés et le venin foudroyant.
Mais son travail ici était accompli. Mordigann tourna les talons pour regagner son bureau.




Elendil posa les pieds sur le plancher de sa chambre, bâilla, puis se gratta les cheveux. Sa tignasse emmêlée tenait plus du nid d'oiseau que des fils de soie.
Sa nuit avait été courte et agitée, en partie à cause d'un vampire absolument charmant mais beaucoup trop énergique. Il lui avait sucé le sang à plusieurs reprises, et puis sucé tout court beaucoup d'autres choses, si bien qu'Elendil n'avait plus qu'un souvenir assez confus de la veille.
Et il s'était cogné le crâne contre sa propre tête de lit. Ça ne lui arrivait jamais, d'ordinaire.
Sa sexualité débridée et monnayée ne fut pourtant pas la seule source de désagrément matinal. Elendil plissa les yeux pour inspecter plus attentivement le parquet. Il plia la jambe, examinant la plante de son pied gauche, et grimaça de façon explicite.
Des paillettes. Encore et toujours des paillettes.
Flocon en semait derrière lui chaque fois qu'il passait. Elles éclaboussaient tout quand il faisait jaillir ses grands élytres de papillon, pleuvaient à chaque coup d'aile qu'il donnait pour s’envoler. Mais le pire, c’était quand il les faisait disparaitre : c'était comme si elles se désagrégeaient en poussière scintillante.
Ça s'infiltrait partout, collait à la peau, résistait au lavage. Elendil avait refusé depuis plusieurs jours de recevoir la fée ici et pourtant, il ne pouvait plus faire un pas sans trouver collé à ses affaires. Il avait beau gronder pour que Flocon garde rangées ses fichues ailes, il n'y avait rien à faire.
C’était un vrai cauchemar.
Heureusement pour lui, Elendil avait deux ou trois autres chambres à investir quand il recevait quelqu’un. Son appartement occupait tout un étage de la maison, autant de portes dérobées pour accueillir différents clients. Il avait en ce moment une chambre baroque, toute pleine de dorures et de marbre, et une chambre forestière dont il s'était encore peu servi. De façon assez ironique pour un elfe, il n'aimait pas trop la verdure et l'extérieur. Il comptait bien transformer cette pièce, mais ne savait pas encore exactement quoi en faire. D'autant plus que ce n'était pas le moment de faire des dépenses superflues.
Fidèle à sa réputation, il détestait dépenser de l'argent, surtout dans des choses aussi futiles que du mobilier. C'était sur l'hôte que tout reposait ; la chambre n'était qu'un écrin, un enrobage.
Un enrobage plein de paillettes. Il grogna et s'enferma dans la salle de bain pour frotter énergiquement la poussière brillante collée à ses pieds.
Il lui fallut un bon moment pour réussir. Une fois habillé d’une chemise de soie blanche et d’un pantalon de velours, il s’installa devant sa coiffeuse en poussant un soupir. Il brossa longuement ses cheveux emmêlés, vérifia la longueur de sa frange avec une moue circonspecte. Puis il ouvrit l’un des tiroirs où étaient rangés toute une série de tiare sur des coussins de velours. Il en choisit une avec un saphir taillé en marquise, un délicat ovale aux extrémités pointues, et le posa délicatement sur son front, juste sous la naissance de son cuir chevelu. Puis il ramena en arrière le reste de sa longue chevelure et la tira soigneusement sur le haut de son crâne, la fixant par broche dorée.
Il s’accouda nonchalamment sur le bord de sa coiffeuse. Il lui arrivait d'avoir peur de croiser son reflet. Il avait beau l’avoir enterré depuis plus de douze ans, depuis que Mordigann l’avait sorti de son caniveau, il lui semblait parfois que le gamin aux genoux maigres et aux cheveux filasse n’était jamais très loin. Rien que pour le contredire, Elendil rajouta à peine un peu de poudre sur son visage triangulaire, pour avoir un teint parfait.
Il enfila un gilet d’un bleu sombre aux motifs de velours, dont il noua soigneusement les boutons dorés. Puis, rajustant ses manches, il enfila un simple anneau d’or autour de son poignet. Il aurait peut-être pu fournir un peu plus d’effort, mais l’essentiel était fait. Il était prêt.
Il n’était pas sitôt descendu à l’étage principal qu’il entendit du grabuge au bout du couloir, et redressa la tête, déjà blasé.
Par un désastreux hasard, il tomba sur Mordigann au moment exact où ce dernier s’apprêtait à retourner dans son bureau.
Il ne pouvait pas le rater. Et pourtant, il fit comme s’il ne le voyait pas. La nuque droite, le regard rivé devant lui et l’expression hostile, il traversa le couloir sans lui jeter le moindre coup d’œil, ni même le saluer.

Son patron, lui, le regarda passer.
Il suivit longtemps la nuque dégagée de l’elfe, sa démarche altière et sa taille souple. Par-dessus les dernières volutes de fumée de sa cigarette et l’odeur de tabac, il sentit le parfum d’Elendil lui assaillir les narines, la senteur familière de sa peau et de ses produits de bain.
La faim lui donna des crampes d’estomac et il brûla subitement d’envie de saisir l’elfe par le bras, de le plaquer contre le mur pour enfouir le nez contre sa gorge et les mains sous ses vêtements. De se loger entre les cuisses fermes d’Elendil, qui s’accrocheraient aussitôt à ses hanches pour encaisser ses coups de rein.
Le temps que l’idée se fraye un chemin, Elendil s’était déjà évaporé dans le salon, comme la fumée de son mégot mourant.
Fébrile, Mordigann s’appuya contre le mur pour s'allumer une autre cigarette.

L’elfe verrouilla solidement la porte derrière lui et fixa un instant la serrure comme pour vérifier qu’elle était bien fermée. L'odeur de tabac persista une seconde avant d'être remplacée par les parfums épicés qui embaumaient toujours le salon.
Aello était resté seul sur le grand canapé. Il comptait ses billets avec application, de son œil de rapace. Elendil se planta devant lui et croisa les bras.
– Ça a marché ?
– Et comment, répondit Aello.
Il lui tendit une généreuse liasse de billet que l'elfe ne put s'empêcher de recompter, par précaution. Mais aussi pour savourer la récompense de tous ses efforts. Ce n'était pas facile de s'introduire dans les cuisines de la pâtisserie. Il y avait des fantômes dans tous les coins.
– Tant mieux. Si tu savais le temps que j'ai passé à graver chacun de ces maudits cupcakes, grommela Elendil.
Il humidifia le bout de son index pour mieux trier sa monnaie.
Aello joignit les mains sur les genoux pour le regarder faire. En ce moment, le jeune homme avait manie de tresser des plumes dans ses cheveux clairs, sans doute pour se démarquer un peu de tous les autres blonds parmi les pensionnaires, bien qu'ils évoluaient chacun dans une catégorie différente. C’était peut-être une pratique en vogue, chez les harpies.
– Tu n'as pas peur que Bernabé se doute de quelque chose ?
Elendil haussa les épaules, la mine impassible. Il plia soigneusement la liasse de billets pour la faire disparaître dans une poche de son élégant pantalon.
– Il a beaucoup trop de personnes à soupçonner avant de m'accuser moi…
Aello ricana, et lui tendit la main.
– C'était un plaisir de faire affaire avec toi.
Ils échangèrent une franche poignée fraternelle pour sceller leur contrat. Ils aimaient tous les deux les affaires rondement menées.
Son salaire empoché, Elendil ne s'attarda pas dans le salon désert. Il laissa Aello a ses occupations matinales et repartit par là où il était arrivé, plus lourd de ses quelques billets.
Il constata avec aigreur que Mordigann n'avait pas bougé. Adossé contre la porte du bureau, il avait probablement allumé une seconde cigarette, se servant de son paquet comme d'un cendrier de fortune. Comme à l’allé, Elendil fit en sorte de ne pas croiser son regard, le port de tête altier, le bout du couloir comme seul horizon.
Mordigann, lui, ne le quitta pas des yeux. Il se redressa légèrement après avoir tiré une longue bouffée de sa cigarette.
– Dès qu'il y a une histoire de pari, il faut toujours que tu t'en mêles…
Si Elendil battit des cils sous le coup de la surprise, il prit le temps de se composer un visage hostile avant de se retourner vers Mordigann. Les bras croisés sur son torse, il l'observa sans se démonter.
 – Ça te pose un problème… ?
Ils s'observèrent en silence dans la lumière pâle du couloir. Les yeux perçants de Mordigann n'avaient jamais réussi à faire ciller Elendil. Pas dans ces circonstances-là, du moins. En dehors de Laè, l'elfe était sans doute la seule personne du monde magique qui n'avait pas peur de lui. Ou qui savait le mieux feindre l'assurance en sa présence.
– Pas tant que ça ne me coute pas d'argent, se contenta de répondre Mordigann en abaissant sa cigarette.
Avec un sourire aussi faux que forcé, Elendil tourna les talons et s'éloigna sans rien ajouter. Sans aller très loin, cependant. Il s'arrêta au bout de quelques pas, en attendant trembler la porte du bureau quand Mordigann s'en détacha complètement.
– Elendil…
Le ton de sa voix grave était étonnamment hésitant, tellement que cela manqua de le faire chanceler.
Pourtant, l'elfe ne répondit pas. Il retint un soupir et se força à ne pas se retourner. L'odeur de tabac était tenace, toute proche. Mordigann devait être juste derrière lui, à portée de bras. Il sentait ses yeux sombres rivés sur son échine, imaginait sans peine son visage aussi fermé que d’ordinaire, beaucoup plus inflexible que sa voix incertaine.
– Garde les excuses, Mordigann. Ça ne te va pas d'essayer d'être sincère.

Elendil le planta là, sans le moindre état d'âme, disparaissant dans la cage d'escalier pour regagner ses appartements à l'étage. Son patron le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse, fumant sa cigarette sans rien ajouter.
Il jeta le mégot à même le plancher pour l'écraser sous son talon. Les domestiques passeraient sitôt le couloir désert pour tout nettoyer. Il regagna son bureau sans décrocher la mâchoire, le regard inexorablement attiré par les tas de papiers qui s'accumulaient sur le meuble de bois vernis. Il n'avait même pas déplié la dernière lettre qu'il avait reçue, se contentant de la sortir de l'enveloppe pour la jeter par-dessus le reste sans prendre la peine d'en découvrir le contenu. Un papier sec et noirci par la suie, griffonnée à la cendre blanche. Il savait très bien de qui elle venait et pourquoi on la lui envoyait.
Alors pourquoi ses pensionnaires s'évertuaient à contrarier tous ces projets pour tenir le croquemitaine à l'écart ?



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