Mordigann
alluma l’un des grands cierges du chandelier, avant de lancer la boite
d'allumettes à Purr. Ce dernier la réceptionna de justesse, et acquiesça en
silence à la tâche qui lui était implicitement confiée. Non sans rougir.
D'ordinaire, avec les bougies, il faisait … d'autres usages.
Celles
de sa chambre étaient entretenues par les femmes de chambre fantôme. Ces
dernières avaient fort à faire pour préparer le reste du salon, et au milieu
des premiers invités, le lycan tenta de se faire discret pour allumer le reste
des chandelles. Et il y en avait beaucoup.
Le
second étage était de la même structure que le premier. La même tapisserie
damassée, ici dans des tons émeraude, et des murs lambrissés à la mode
ancienne. Il n'y avait qu'Elendil qui habitait là. Les autres pièces étaient libres
à l'usage de tous les pensionnaires qui avaient besoin d'une salle particulière
pour leurs rendez-vous. Le salon labyrinthe était l'un des plus appréciés, dans
des tons de violet intense et de mauve plus discret. Ce n'était pas vraiment un
labyrinthe, mais plutôt quelques petites pièces et alcôves intimes agencées
étrangement les unes par rapport aux autres, par des passages étroits ou deux
ou trois marches boisées. Il y était facile de s'isoler du reste du groupe ou
de profiter d'une banquette plus intime avec le reste de ses amis. C'était un
endroit idéal pour une soirée dans la maison Fancy Candies.
–
Attend, je vais t'aider.
Purr
se retourna en rougissant, pour tomber nez à nez avec un Laè métamorphosé.
Il
avait ramené en arrière ses longs cheveux sombres, attachés sur le haut de son
crâne par un ruban de soie, assorti à une chemise indigo aussi simple
qu'habillée. Il ne portait pas de veston ou de gilet élégant comme le faisaient
souvent les autres, toujours plus à l'aise dans la stricte simplicité. Le
visage impassible, il lui prit des mains les allumettes et partit plus loin
allumer d'autres chandeliers.
Purr
avait toujours pensé que les pantalons cintrés allaient beaucoup mieux au
Selkie que ses longues tuniques et ses manteaux de fourrure. Les costumes
révélaient la largeur de ses épaules et de ses pectoraux, le diamètre de ses
bras aux muscles beaucoup plus importants que ce l'on croyait souvent. Les
cheveux sombres tirés en arrière et attaché haut sur son crâne, il ressemblait
presque à une personne différente. Le Laè masculin et calme qui avait disparu
au fil du temps, au profit d'un Laè beaucoup plus mélancolique.
Purr
aussi avait dû bien s'habiller, mais il se sentait beaucoup plus empoté dans
son gilet damassé aux tons bruns et pourpre. Il avait l'habitude d'être ligoté,
attaché, enchainé et même sanglé, mais les vrais pantalons sur mesure et les
chemises blanches, ça, ça lui était presque inconnu. Seulement, Mordigann avait
insisté, alors il ne l'avait pas contredit.
Le
patron accueillait les premiers invités à la porte du salon labyrinthe. Sur une
petite banquette, Elendil s'occupait d'eux pour les faire patienter, aussi
rayonnant que d'habitude. Son rire clair recouvrait celui des clients et le
tintement des verres que les domestiques installaient partout dans les
différentes pièces. Presque timidement, Purr vint se mêler à eux sur la
banquette, le sourire enjoué malgré son air maladroit, pour tenir compagnie.
Laè
leur jeta un regard distrait puis s'éloigna dans le dédale des autres petites
pièces du salon, pour allumer les chandeliers oubliés. Mordigann fronça les
sourcils en le voyant faire, mais le Selkie n'y répondit que par un haussement
d'épaule. Ça avait toujours été son plaisir d'apporter lumière et chaleur dans
les pièces douillettes de la maison. Peut-être parce qu'il venait du fond des
océans où le feu n'existait pas. Les flammes l'intriguaient autant qu'elles le
fascinaient et curieusement, ne l'effrayaient pas. Si quelqu'un avait brûlé la
peau qu'on lui avait dérobée, il ne pourrait jamais retourner à la mer parmi
les siens, condamné à la vie terrestre au milieu des hommes.
Le
salon se remplit très vite d'invités divers et bariolés. Les clients habituels
de la maison Fancy Candies, ceux du soir, qui tenaient plus aux jeux de
séductions qu'aux boissons variées de l'établissement, mais aussi d'autres
clients plus rares et passagers qui demandaient plutôt des rendez-vous en tête
à tête.
Les
pensionnaires choisirent ce moment pour faire leur entrée théâtrale. Des fleurs
des champs nouées dans ses longs cheveux clairs et une tunique vaporeuse sur
ses longues jambes blanches, Lotis la sirène apparut perchée sur le dos de
Bernabé. Dans l'explosion de parfum qui accompagna leur venue, Inari et Driss
firent la même entrée fracassante, apparaissant au milieu de deux détonations
de fumée rouge et bleue et de poussières étincelantes. Driss, perché sur un
nuage rouge, descendit jusqu'à toucher gracieusement le sol, tandis qu'Inari
retombait sur le plancher dans le chuintement des soieries de son kimono. Aello
les suivait de près et fusa au milieu des invités accompagné d'une pluie de
plumes et de pétales. Comme Purr et Laè, il avait choisi lui aussi la mode
élégante qu'affectionnait leur patron, et choisit –ou plutôt accepté de se
faire imposer – un costume assorti à son plumage beige.
Au
milieu des exclamations enthousiastes et des rires, les pensionnaires
profitèrent de l'effet de leur entrée sur les invités pour se mêler à eux. On
déboucha les premières bouteilles et Laè vit circuler un plateau chargé de
biscuits et d'amuse-gueule, dont un cupcake au motif… plutôt osé. Mais plus
rien ne l'étonnait désormais et il mêla sa compagnie silencieuse à celle des
autres, beaucoup plus bruyante, sans pouvoir cependant s'empêcher de penser
qu'il manquait quelque chose. Mais il avait déjà tellement vu ses camarades
jouer au plus voyant qu'il n'y fit pas attention. Quelqu'un lui tendit une
coupe qu'il accepta avec un sourire, et il s'éparpilla dans la foule. Il vit
passer un plateau chargé de cupcakes dont on avait gravé le glaçage en forme de
pénis, et fut un peu perplexe, mais continua son chemin sans se poser de
questions.
Il
manqua de fait l'arrivée de Flocon, ou plutôt n'en aperçut que la fin, attiré
par les exclamations soudaines et les "oh" enthousiastes qui
provinrent soudain d'un salon. Laè n'en fut pas vraiment fâché, car bien que
spectaculaire et absolument magnifique, l'entrée de la jeune fée –dans une profusion
de voiles vaporeux et de cristaux ouatés- saupoudra comme à chaque fois chacun
des spectateurs d'une certaine quantité de poussière brillante. Ils allaient en
retrouver pendant des jours dans les plis de leurs vêtements et dans leurs
mèches de cheveux.
Il
réalisa en revanche que c'était bien la présence de Flocon qui lui avait semblé
manquer, un peu plus tôt. Pourquoi avait-il choisi de n'apparaître que
maintenant, au beau milieu de la fête pour faire sensation ? Ce n'était certainement
pas son idée à lui. Flocon était plutôt du genre à roder dès les premiers
signes d'agitation pour grappiller toutes les victuailles laissées sans
surveillances. Laè avait bien sa petite idée sur le pourquoi du comment, mais songea
après réflexion que ça lui était bien égal. Peut-être que ce serait même mieux,
si cette soirée devenait l'occasion pour Flocon de briller parmi les pensionnaires.
Le
Selkie arpenta quelques instants les petits boudoirs et salons coquets, pour
saluer les invités qu'il reconnaissait et faire acte de présence. Il n'eut
cependant pas le courage de le faire longtemps et bien vite, se trouva une
alcôve isolée et remplie de gens qu'il appréciait, pour se mêler sans histoire
à leurs conversations.
Non
loin de là, deux habitués firent une place à Elendil au milieu d'un sofa dodu.
Une flûte à la main, l'elfe croisa ses longues jambes en regardant passer les
derniers arrivés.
–
Il y a du monde, ce soir, s'étonna l'un des convives en frottant les verres
teintés de ses lunettes.
–
C'est une occasion particulière, lui rétorqua Elendil avec un sourire aimable.
Il
se faisait appeler le Lord, mais l'elfe doutait qu'il en soit vraiment un. Il
ne savait pas exactement de quelle espèce il était, avec ses longs cheveux
bouclés et ses airs de dandy. Peut-être une variation de vampire ou une sorte
de spectre. Il venait presque toujours en compagnie d'un ami aux airs de
gentleman policé et ils ne se séparaient jamais l'un de l'autre.
–
Ah, Mordigann ! Vous prendrez bien un verre en notre compagnie ?
Silhouette
faussement décontractée parmi les convives élégants, Mordigann faisait le tour
du salon labyrinthe en bon hôte de maison. Le Lord l'avait interpelé avec un
sourire aimable et Elendil fit mine d'avaler une gorgée de champagne. Aussi
impassible que d'ordinaire, Mordigann parut pourtant hésiter. Il n'avait pas
pris la peine d'enfiler une veste pour compléter sa tenue.
–
Non, pas de verre, merci. Mais pourquoi pas un cigare ?
Le
sourire espiègle, Elendil déposa délicatement sa flute sur la table basse, près
d'un chandelier, tandis que le Lord se redressait pour attraper un cigare que
lui tendait le patron.
–
Vous ne buvez donc jamais ? plaisanta un invité en se calant plus
confortablement dans le sofa.
Elendil
répondit à la place de Mordigann, lui adressant une œillade de ses grands yeux
turquoise, avec un brin de complicité et un soupçon d'insolence.
–
Il consomme tout avec excès, quand il commence. Il doit faire attention…
Loin
de le contredire, Mordigann resta aussi impassible que les murs de sa maison.
Signe que la remarque était certainement vraie et qu'il s'y était fait une
raison. Si les invités furent amusés par la confidence, ils l'oublièrent bien
vite dans l'ambiance de la fête.
Quelques
pièces plus loin, Inari redressa le nez. Au milieu des effluves de nourriture
et d'eau de parfum, les cigares de Mordigann embaumaient une odeur lourde qu'il
reconnut sur le champ.
– Mordigann
arrive, tu devrais te changer.
Driss
se laissa tomber du nuage écarlate sur lequel il flottait un instant plus tôt.
Vêtu comme un prince des milles et une nuit, à la manière de tous les autres
jours, il n'avait pas lésiné sur les bijoux et ses biceps étaient lourdement
recouverts d'or. Rien à voir avec l'ambiance très guindée de la soirée où le
haut de forme était de rigueur pour entrer.
–
Et toi alors, tu restes comme ça ?
Inari
sortit de la manche de son kimono une longue pipe en bambou qu'il alluma du
bout de l'index, un sourire de renard aux lèvres.
–
Ma tenue est parfaitement appropriée au contexte, contrairement à la tienne,
ricanna-t-il en lorgnant sur le turban de Driss.
Ce
dernier fit la moue et jeta un œil au couloir où quelques convives les séparaient
encore du patron. Il n'avait pas particulièrement envie de faire des efforts, mais
se voyait encore moi argumenter avec Mordigann - ou plutôt subir toute la
soirée ses lourds désapprobateur. Il se redressa en poussant un soupir résigné
et consentit à se changer.
Inari
en profita pour déchausser ses sandales traditionnelles et étendre ses longues
jambes sur la banquette. Fumant sa longue pipe avec un sourire amusé, le parfum
du tabac ne l'empêcha pas de froncer les narines quand une fumée rouge à l'odeur
âcre enveloppa le corps de l'efrit. Quelques invités s'arrêtèrent pour regarder,
leurs verres à la main, attirés par la réputation théâtrale de Driss. Mais
quand la fumée se dissipa, au lieu d'un efrit en veston élégant, il n'y avait
que du vide. Inari se redressa de surprise.
Plus
loin, à l'autre bout du salon, hors de vue et d'oreille des témoins de la
scène, Driss tira en riant sur les deux pans d'un rideau qui fermait une
minuscule alcôve. Un homme se glissa contre son dos pour passer les doigts sous
la chemise de l'efrit, s'amusant à la froisser alors que Driss venait tout
juste de l'enfiler.
–
J'aime beaucoup cette façon de m'enlever, souffla l'efrit avec un sourire un
brin moqueur.
Alto
s'en défendit d'un haussement d'épaule désinvolte.
–
La plupart de tes clients risquent de ne pas apprécier de me voir ici…
Driss
se retourna pour enlacer sa taille. Il partagea un sourire contre ses lèvres,
avant de l'embrasser ardemment. Il passa une main possessive dans la crinière
flamboyante d'Alto, la peau égratignée par la courte barbe de poil dru qui
couvrait le menton du chasseur.
L'efrit
avait une carrure masculine et des muscles aussi fermes et chauds que du
charbon. Il dépassait Alto de quelques centimètres, mais il avait presque l'air
d'un gringalet à côté de ce dernier. Massif et large d'épaule, le chasseur
était aussi séduisant que féroce. Il ressemblait à un héros mythologique à la
perfection de marbre. C'était peut-être de ces contrées-là qu'il venait, de la
même région que Aello, le mâle harpie. Driss n'avait jamais eu la curiosité de
demander.
–
Quel forme de masochiste t'a poussé à venir, alors… ? susurra Driss dans le
creux de son oreille.
Il
faufila les doigts sous l'armure de plate et de cuir teinté que portait le
chasseur, aussi bleue que ses cheveux étaient roux. Alto avait toujours eut un
goût certain pour le clinquant. C'était peut-être pour ça qu'il était devenu
chasseur de dragon.
Il
lui arrivait cependant de chasser d'autres types de proies, en fonction du
montant de la solde qu'on lui proposait. Si bien que contrairement aux autres
humains, il n'était pas vraiment le bienvenu dans la plupart des recoins des
différents mondes magiques. Mais la maison Fancy Candies avait toujours
accueilli tout le monde, sans faire de distinctions. C'était déjà la règle,
longtemps, très longtemps avant que Mordigann ne la transforme en ce qu'elle
était actuellement, quand il n'y avait encore qu'une pâtisserie magique et son
charmant couple de propriétaire.
–
Rien d'autre que l'envie de te voir, rétorqua Alto avec un sourire gourmand.
Amusé,
Driss le plaqua abruptement contre le mur de l'alcôve et se pencha pour
mordiller ses lèvres, arrachant un soupir à son compagnon. Une applique murale
en verre et en fer forgé les éclairait d'une pâle lueur violacée. Le rideau de
velours étouffait les sons de la fête et on ne viendrait certainement pas les
déranger.
–
Et puis même s'ils ne m'aiment pas, ils ont trop besoin de moi, souffla-t-il
contre la bouche de l'efrit. Il parait qu'un croquemitaine rôde dans le coin…
Driss
fut interloqué, mais sur le coup, avait d’autres choses en tête. Il y avait
beaucoup de rumeurs qui circulaient et finissaient par leur parvenir, mais
aucune n'était vraiment inquiétante, entre les murs de la maison
–
Je suis le seul croquemitaine dont tu dois t'inquiéter, ricana-t-il contre les
lèvres d'Alto avant de le retourner brusquement contre la tapisserie.
Quand
Driss revint se mêler à la fête une bonne heure plus tard, personne ne s'était
aperçu de son absence. Il traversa le salon avec un sourire pensif, rajustant
son pantalon de velours côtelé sans se soucier de ses cheveux légèrement en
bataille. Ses camarades étaient tous là, répartis dans les différentes pièces,
occupés à rire et à discuter avec leurs invités. Il vit d'abord Flocon qui
s'empiffrait de macarons sur les genoux d'un grand inconnu, puis croisa Purr
qui longea un petit couloir en sens inverse pour aller chercher plus de
champagne. Le lycan rougit en l'apercevant et fit remarquer à l'efrit qu'il
avait une trace de dent sur la gorge. Perplexe, ce dernier l'effaça du bout des
doigts, la transformant en fumée écarlate. Bernabé le centaure était dans le
salon suivant, le plus grand, adapté à sa morphologie envahissante. Il s'était
assis sur le plancher pour savourer des boissons chaudes avec un rassemblement
de femmes en élégantes robes longues. Elles lui sourirent en le voyant passer
et Driss leur renvoya un baiser soufflé. Il viendrait leur tenir compagnie plus
tard. Il descendit deux marches et écarta un rideau, pour trouver Laè en grande
conversation avec un petit groupe, parmi lesquels un esprit des bois et une
prophétesse étrange. Il passa son chemin.
C'était
Inari qu'il cherchait, mais il craignait fort de devoir le déloger de derrière
un rideau, comme lui quelques instants plus tôt.
Il
ne savait pas trop où ni comment Alto avait bien pu disparaître. C'était sans
doute l'un de ses nombreux talents de chasseur. Il venait toujours sans
prévenir, furtivement, pour que les autres clients ne le voient pas. Tout le
monde était le bienvenu à Fancy Candies et Mordigann ne faisait pas d'autre
distinction parmi les visiteurs que celle de leurs moyens financiers.
Alto
ne fréquentait pas que Driss, mais l'efrit était le pensionnaire avec qui il
avait le plus d'affinité. Lui aussi il l'aimait bien, encore plus quand il lui
prenait de faire des folies comme celles de ce soir. Il aurait dû le détester,
pourtant, à cause de sa vieille rancune contre les humains de son espèce.
Plongé
dans ses pensées, Driss ne pouvait pas s'empêcher de sourire. Au milieu de la
fête et de l'animation, il se sentait parfaitement bien, complètement dans son
élément.
Et
pourtant, qu'est-ce qu'il avait pu détester cet endroit quand il y avait
atterrit. Il avait complètement brûlé la chambre qu'on lui avait donnée, aurait
fait flamber toute la maison si celle-ci n’avait pas été protégée contre les
incidents de ce genre avec les créatures magiques. Furieux, il avait essayé de
s'enfuir pour réduire en cendre le marché aux esclaves dont il venait à peine
de sortir. Et puis, il ne savait pas trop comment, il s'était retrouvé dans le
bureau de Mordigann, à fixer d'un œil circonspect le contrat que lui tendait ce
dernier.
Il
lui arrivait, parfois, d'être un peu nostalgique de son désert aux dunes
infinies, du soleil rouge et écrasant qui faisait même fondre le sable, des
nuits tellement glaciales qu'il se réfugiait dans la chaleur de ses propres
flammes.
Et
puis Mordigann lui apportait son carnet de rendez-vous pour la semaine, et son
sourire s'étirait tout seul à mesure qu'il découvrait la liste des noms. Le
soleil lui manquait toujours un peu, mais le sable, il en remplissait
régulièrement sa nouvelle et vaste chambre.
C'était
chez lui, désormais. Il n'aurait aimé son travail et sa place pour rien au
monde. Désiré, convoité, libre de choisir qui il voulait et quand ça lui
chantait. Loin, très loin de la solitude de son immense désert. Il avait laissé
son vrai nom dans sa vie d'avant, comme tous les autres pensionnaires. Il n'y
avait guère que Laè qui s'accrochait désespérément à ce qu'il avait été, mais
ils n'avaient jamais eu trop d'affinité tous les deux. Le Selkie venait de la
mer froide et salée, rien qui ne plaisait beaucoup à Driss. Il s'entendait
assez bien avec tous les pensionnaires, mais Inari était de loin son préféré.
Peut-être parce qu'ils partageaient la même philosophie de vie.
Ce
dernier l'accueilli d'un sourire narquois et replia ses longues pour lui
laisser de la place. Il n'avait pas bougé du sofa où il l'avait laissé mais
avait échangé sa longue pipe contre un verre d'alcool indéterminé. Le démon renard
avait l'ivresse facile, c'était bien là sa grande faiblesse.
–
Tu en as mis du temps…
Son
regard pétillant trahissait un début d'ébriété mais Inari connaissait
heureusement ses limites. Surtout entouré de leurs invités. En privé avec
Driss, il avait toujours eu beaucoup moins de scrupule et l'efrit se demanda un
instant s'il n'allait pas l'enlever pour la nuit, histoire de lui faire vider
quelques bouteilles en toute intimité.
–
Tu sais que j'ai beaucoup de mal avec les boutons, rétorqua-t-il d'un air
narquois.
Inari
sourit de plus belle mais ne fit pas plus de commentaires, se doutant plus ou
moins de la raison de sa disparition. Il se contenta de servir un verre à
Driss, qui le but pensivement. Les paroles d'Alto lui restaient curieusement en
mémoire, et il resta un moment à observer passer les gens depuis leur poste
d'observation. Elendil traversa le salon en dévorant l'oreille d'une sculpturale
jeune femme en sari, presque aussi grande que lui et suspendue à son bras. Le
visage délicat mais le corps masculin, l'elfe avait ce genre de charme qui
fonctionnait aussi bien sur les hommes que les femmes.
Driss
le suivit longuement des yeux.
– A ton avis, c’est lequel d’entre nous qui a le moins de succès ?
L'efrit jouait avec sa flûte en fixant pensivement le vide, dans
la direction par laquelle Elendil et sa compagne avaient disparu dans le reste
du labyrinthe.
– Mmmh ? Tu veux dire, celui qui gagne le moins d'argent
?
Inari le fixa avec un mélange de surprise et de désintérêt. Il
semblait se demander d’où est-ce que cette question sortait. Il disait souvent
que Driss avait souvent tendance à réfléchir beaucoup trop. Il haussa les
épaules et réfléchit un instant, à travers les bulles de son champagne.
– Laè je suppose. Le patron le lui a dit, l’autre jour.
– Oui… commença Driss en plissant les yeux. Mais il est là
depuis longtemps, et il a pas de dette à rembourser.
Avec une moue songeuse, Inari leva les yeux au ciel pour se
creuser un peu plus la cervelle. L'alcool commençait à lui tourner la tête et
lui réchauffer les joues. Son ethnie n'était pas réputée pour bien tenir
l'alcool.
– Alors ça doit être Flocon. Il a pas encore de clientèle et
Mordy a dû dépenser de l'argent pour l’acheter. Il doit avoir une sacrée dette.
Il resta silencieux un petit instant, avant de comprendre.
– Tu crois que c’est pour ça qu'Elendil veut faire de lui le
numéro deux ? Pour qu’il rembourse sa dette plus vite ?
Driss n’en était pas convaincu. À vrai dire, ça le surprenait. Flocon avait l’air de se plaire ici
et n’était pas du genre dépensier. Il
aurait pu rester un bon moment sans se soucier de rien, et sa dette se serait
remboursée toute seule, sans qu’il ne doive faire la moindre chose contraignante.
– Je ne sais pas… murmura-t-il, perdu dans ses pensées.
Il n'eut pas le temps de se poser plus de questions. À travers les méandres du salon labyrinthe, un petit son de cristal
attira l'attention des convives comme des pensionnaires. Driss et Inari
échangèrent un regard et se levèrent de concert, pour se rapprocher comme les
autres de la source du bruit.
Ils trouvèrent son origine dans la plus grande pièce du salon, où
convergeaient tous les autres invités et leurs camarades. Laè reposa la flute
qu'il avait utilisée pour réunir la petite foule et prit une grande
inspiration, attendant que les rumeurs s'apaisent. Mordigann, debout derrière
lui et aussi impassible que d'ordinaire, posa brièvement une main sur son
épaule pour lui donner un peu de courage. Le Selkie l'observa en silence avant
d'hocher lentement la tête.
– Merci à tous d'être là ce soir… commença-t-il avec la plus
grande sobriété.
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