Laè
renversa le petit coffre à même le sol de sa chambre. Il déversa sur le dallage
son contenu éparpillé, coquillages, galets polis, colliers et étoffes étranges,
plus un glaive court encore rangé dans son fourreau. Purr, agenouillé aux côtés
du Selkie, ouvrit de grands yeux ébahis.
– Tu
sais te servir de ça ?
Il
désigna le glaive du bout du doigt, sans oser le toucher. Laè acquiesça en
silence et sortit la lame courte et large de sa gaine de cuir, la faisant
briller dans un rayon de soleil. La tempête qui faisait toujours rage derrière
ses fenêtres semblait exceptionnellement calmée. La mer était belle et
tranquille, au pied des falaises blanches que la chambre du Selkie surplombait.
– Il
faut bien qu’on se défende, quand on est sur la terre.
Il
entendit Purr déglutir, les yeux rivés sur la lame brillante. Laè la reposa
doucement et tria pensivement tous les trésors renversés sur le sol, comme
autant de fragments de son ancienne vie. Rien qui n’avait beaucoup d’importance,
au fond, si bien qu’il se demandait pourquoi il les avait gardés si longtemps
dans le coffret caché sous son lit. Il n’avait pas eu le courage de s’en
séparer pendant toutes ces années, et maintenant qu’il était sur le point de
partir, il était prêt à en jeter la moitié. Il n’y avait rien de très utile ni
de grande importance, pas même de valeur sentimentale. Juste des bouts d’objets
qui le rattachaient à sa vie d’avant. Est-ce qu’il n’en avait jamais vraiment
eu besoin ? Les souvenirs dans sa tête étaient suffisamment vifs.
Purr
s’empara d’un collier étrange et l’entortilla autour de son cou avec un sourire
goguenard. Cela fit sourire Laè.
– Toi
aussi, tu devras trier tes affaires…
Il
avait encore un peu de mal à se faire à l’idée que cette fois, il ne voyagerait
pas seul. Ça ne serait pas comme ces longs mois qu’il avait passé à errer entre
les mondes, complètement perdu, à la recherche de la peau qu’on venait tout
juste de lui dérober. Maintenant, il connaissait la vie hors de la mer, loin
des siens. Il n’était plus un étranger égaré qui avait désespérément besoin
d’aide. Et Purr serait avec lui.
Quelque
part, Laè se sentait un peu coupable de l’entrainer dans cette expédition. Mais
d’un autre côté, il en était aussi incroyablement soulagé. C’était sans doute
égoïste, mais il s’en moquait bien. À deux, la perspective
de quitter le cocon rassurant de la maison qui l’avait caché pendant si
longtemps, sans même être certain de retrouver la trace de sa peau, ne
l’effrayait plus autant. Ce n’était pas une quête hasardeuse et désespérée.
C’était plus comme… partir à l’aventure.
– J’ai
pas grand-chose, moi, dit Purr en faisait la moue. Pas des trucs utiles.
Ça
devait certainement lui fendre le cœur de laisser tous ses jouets, mais le
lycan savait certainement qu’ils seraient en sécurité, dans la maison. Il les
laissait entre de bonnes mains, et ils ne seraient pas malmenés au fond d’une
valise ou bien oubliés au fond d’un placard. Inari était précautionneux, et les
utiliserait avec un grand soin. Le kitsune le lui avait promis, avec beaucoup
d’émotion dans la voix, quand Purr lui avait fait part de sa décision de lui
confier la garde de tout son matériel.
– Même
pas de souvenirs ? demanda Laè d’une voix calme.
Purr
haussa les épaules, occupé à se dépêtrer du collier de pierres et de perles
dans lequel il s’était emmêlé. Il tira un peu la langue sur le côté, en signe
de concentration intense. Il ressemblait un peu à un mérou à deux bras
prisonnier d’un filet de pêche. Laè, impassible, se retint très fort de rire et
resta simplement à l’observer. Pensif.
– Purr… ?
L’intéressé
releva les yeux, figés en plein action, un bras au-dessus de la tête et l’autre
en train de tirer sur les longs fils du collier.
– Tu
me diras ton vrai nom, un jour ?
Le
lycan fronça les sourcils. Il finit par ôter le bijou récalcitrant comme on se
débarrassait d’un vêtement, en se pliant en deux, les mains tendues devant lui.
– C’est
Purr mon vrai nom, dit-il comme une évidence.
Laè
ne répondit pas et se contenta de soupirer tout doucement, agenouillé sur le
plancher.
Bien
sûr que Purr n’était pas son vrai nom. Personne à Fancy Candies ne portait son
vrai nom. Mordigann les avait tous rebaptisé, insidieusement, quand ils étaient
arrivés les uns après les autres. Inari, Aello et Lotis portaient des noms
mythologiques. Bernabé et Driss étaient tout sauf des patronymes de centaure et
d’efrit. Pour Elendil, il était presque sûr que cela venait d’un vieux bouquin.
Purr avait été baptisé exactement comme Flocon quand il avait débarqué à la
maison. Laè était peut-être le seul à avoir gardé sa véritable identité, mais
ce n’était pas faute d’avoir dû lutter pour la garder. Mordigann savait se
montrer insistant quand il le voulait, quand glisser des suggestions appuyées
en guise de conseil. Seulement, contrairement aux autres pensionnaires, Laè
était bien trop attaché à son ancien lui pour y renoncer si facilement.
Même
si quelque part, il avait bel et bien changé au cours des années passées ici. Il
n’était effectivement plus le selkie déboussolé qui avait franchi le seuil de
la maison. Résigné, il poussa un soupir.
– Tu
m’aides à tout remettre dans la boite ?
Il
commença à ramasser les bibelots éparpillés, sous l’œil étonné de son
compagnon.
– Tu
veux en faire quoi ? Tu voulais pas les jeter ?
Laè
sourit et replaça doucement chacun de ses trésors dans le petit coffre en bois.
– Non,
j’ai changé d’avis. Je vais demander à quelqu’un de les garder pour moi.
Devant
l’air encore plus perplexe de Purr, il continua.
– Je
reviendrai les chercher quand on aura retrouvé ma peau… comme ça, on sera
obligé de revenir ici.
Il
avait un peu hâte de savoir s’il aurait de nouveau changé, quand ils
reviendraient de nouveau à la maison, dans plusieurs années. Parce qu’il en
était sûr à présent, il reviendrait. Pour les selkies, se faire voler sa peau
était synonyme d’esclavage éternel et d’assujettissement. Pourtant, il
commençait à peine à entrevoir la possibilité que pour lui, au contraire, cela
signifiait le début de la liberté.
Driss
s’était allongé sur une dormeuse de brocart or et pourpre, un bras pendant dans
le vide et une jambe passée par-dessus le dossier. Perché au sommet d’une dune
de sable, il laissait libre court à son ennui mortel dans la solitude de sa
chambre.
Garnie
de tapisserie et de tentures précieuses, sa dernière trouvaille avait été de
remplir la grande pièce de sable doré. De l’or véritable, réduit en toutes
petites poussières aussi douces au toucher que du sable fin, qu’il égrainait
pensivement tout en fixant le plafond. Il plongeait la main dans le sable et en
ressortait une poignée qu’il laissait ensuite filer entre ses doigts.
Inari,
en le trouvant dans cet état de déchéance, eut l’air tenté de le faire basculer
du haut de sa dune d’un bon coup de pieds dans le dossier de sa dormeuse.
– Qu’est-ce
que tu rumines, encore ? Un client qui a annulé ?
Le
geignement qui émergea en réponse était parfaitement inintelligible et le
kitsune leva les yeux au ciel. Remontant le bas de son élégant kimono blanc, il
gravit la petite dune en quelques pas, ses pieds s’enfonçant à peine dans le
sable chaud.
– T’as
déjà remboursé ta dette, c’est ça ? C’est pour ça que tu boudes ?
Si
Inari avait le premier trouvé l’idée, Driss s’était empressé de l’appliquer à
son propre compte. Ils se sentaient tous les deux un peu trop bien à Fancy
Candies et la dette qu’ils devaient rembourser, censée les enchainer pour des
années au service de Mordigann, s’était comblée bien trop vite à leur goût.
Alors, contrairement à Laè ou Lotis qui peinaient chaque jour à ne pas
augmenter un peu plus leurs créances plutôt qu’à les rembourser, ils avaient bien
failli se retrouver trop vite libres de leurs engagements.
Alors
ils changeaient leurs garde-robes toutes les semaines, et refaisaient la
décoration de leur chambre au moins une fois par mois. Pour ne pas lasser les
clients, qu’ils disaient. C’était en réalité autant pour se faire plaisir que
pour avoir une raison de rester au service de la maison. Parfois, Mordigann disait
qu’il avait bien envie de les voir décamper avec tout leur attirail, eux qui étaient
les moins dociles de ses pensionnaires. Driss, surtout. Les émotions d’Inari
étaient bien plus instables. Mais l’efrit, lui, se savait parfaitement libre et
indépendant.
– C’est
rien…
Peu
convaincu, Inari grimpa à cheval sur lui, posant les mains à plats sur les
muscles fermes de son ventre. Driss ne portait rien d’autre qu’un pantalon de
lin blanc. Le kitsune fit doucement glisser ses mains sur les muscles sombres
de son ami.
– Rien
d’important, ou rien que je ne peux comprendre ?
Driss
l’observa en fronçant très élégamment les sourcils. Inari était un renard,
après tout. Ingénu et superficiel, mais un renard malgré tout. Il manquait
peut-être d’éducation, mais quand il le voulait, il saisissait vite.
Il
hésita un peu mais finit par avouer ce qui le tracassait.
– C’est
à cause de ce qu’un client m’a dit l’autre soir, à la fête… Il y a des rumeurs
inquiétantes en ville et ça ne me plait pas trop.
– Des
rumeurs ? Quel genre de rumeurs ?
Cette
fois, Driss prit le temps de réfléchir sérieusement avant de répondre. Est-ce
qu’il pouvait vraiment lui parler de ces histoires de monstre ? Il ne
voulait pas inquiéter Inari. S’il avait vu juste, ils ne risquaient pas
grand-chose, de toute façon… Mais il avait encore moins de raison de lui mentir
pour le préserver.
– Il parait qu’il y a un nouveau
croquemitaine dans les parages.
Les
doigts d’Inari cessèrent aussitôt leur mouvement régulier sur son torse. Les
caresses reprirent après quelques petites secondes, le démon renard se
contentant d’hausser les épaules, comme si de rien n’était.
– Et
alors ? Tu as peur qu’il vienne te tirer les orteils ?
Driss
ricana. Les mains chaudes d’Inari, sur les muscles de son ventre, réveillaient
peu à peu ses sens et commençaient à lui arracher des frissons. Ce n’était pas par
hasard que son ami s’était installé à califourchon sur ses hanches. Le poids de
son corps sur le sien était très agréable et son kimono s’échancrait avec
délice. Sans réfléchir, il se mit à caresser du bout des doigts les cuisses de
son camarade, à travers le tissu soyeux.
– J’ai
plutôt peur qu’il m’en croque un bout. Ou pire, un bout des tiens.
Inari
se pencha en avant et fronça les sourcils, le regard espiègle. Ces jours-ci, il
avait teint quelques mèches de ses cheveux noirs en bleu électrique et en
orange flamboyant. Driss eut soudain très envie d’enfouir les doigts dans sa
tignasse pour jouer avec.
– Tu
veux que je vienne dormir avec toi pour te protéger ?
–
Oh oui, j’adorerais.
L’efrit
prouva sa déclaration en s’emparant des lèvres Inari. Ce dernier le força à se
rallonger en se penchant en avant. Il chercha les doigts de Driss pour les
croiser au sien, et les maintint appuyé sur la dormeuse, au-dessus de leurs
têtes. Se stabilisant au-dessus de lui pour mieux le surplomber. Le démon
renard possédait une force insoupçonnée et à travers les pans largement ouverts
de son kimono, Driss le vit bander les muscles pour garder sa prise sur lui.
Le
baiser rompu, Inari souffla doucement contre ses lèvres, le sourire moqueur.
– Comme
si Mordigann laisserait un croquemitaine entrer dans la maison. Il ne pourrait
même pas mettre un pied dans la boutique.
Il
y avait tant de certitudes dans sa voix que Driss en fut déstabilisé. Il tendit
un peu la nuque pour le fixer, perplexe. Il se rappelait qu’Inari était arrivé
après lui, parmi les pensionnaires de la maison. À l’époque, Mordigann
avait déjà profondément entamé la rénovation de son établissement, qui avait
déjà l’aspect qu’il gardait aujourd’hui.
–
Inari… personne ne t’as jamais raconté ce qu’était la maison Fancy Candies,
avant que Mordigann en hérite ?
Ce
fut au tour du renard d’être perplexe. Il s’allongea confortablement sur lui, croisant
les bras sur son torse, le recouvrant de son poids sans le moindre complexe.
– Je
crois pas, non. Pourquoi ? Je croyais que c’était un vieux magasin en
ruine ?
Driss
fronça les sourcils. Forcément, si même Inari n’était pas au courant, les
autres ne devaient pas avoir plus de soupçons que lui. Seul Elendil devait tout
savoir, puisqu’il avait fondé la maison avec Mordigann. Ce dernier devait
vraiment avoir fait un travail de communication admirable, s’il avait réussi à
faire ignorer à ses propres pensionnaires la sinistre réputation de
l’établissement, avant qu’il n’en devienne le propriétaire.
– Pendant
longtemps, oui. Mais avant d’être abandonné, c’était déjà une pâtisserie…
Il
allait continuer, quand Inari se redressa si vite et si fort qu’il manqua de
glisser. Le visage fermé et la nuque raide, comme un animal aux aguets, il fixa
la porte avec insistance. Driss se redressa lui aussi, sans continuer son
récit.
Quelque
chose dans l’air ne lui disait rien qui vaille.
Une
impression confirmée quand l’aboiement sourd de Purr fit vibrer les murs et les
portes du couloir, les faisant tous les deux sursauter.
– Il
y a un quelqu’un dans la maison.
– Quelqu’un ?
Les
pupilles d’Inari se fendirent.
– Quelqu’un
d’inconnu.
Ils
se précipitèrent tous les deux vers l’entrée de la chambre, se relevant d’un
bond pour glisser en bas de la dune de sable doré. La porte s’ouvrit à la volée
et Inari fonça en avant, dégainant un sabre clair sorti des froissements de son
kimono de soie. Driss s’enveloppa d’un nuage de fumée noire, dont il retira d’un
geste ample deux cimeterres, se précipitant à la suite de son camarade.
Ils
firent un tel vacarme dans le couloir lambrissé qu’ils attirèrent l’attention
des autres pensionnaires, interloqués par les grognements furieux de Purr dans
la maison. Le lycanthrope avait de très loin le meilleur odorat et suivait la
piste comme un chien furieux, défonçant presque la porte qui conduisait à
l’escalier pour le dévaler quatre à quatre.
Il
allait trouver l’intrus le premier. Fort heureusement pour ce dernier, la
pleine lune était encore loin.
Driss
et Inari suivirent sa trace dans l’escalier jusqu’à un petit pallier entre deux
étages, où ils trouvèrent Purr en train de grogner et de feuler tout ce qu’il
pouvait devant un placard obscur. Laè était derrière lui, glaive à la main et
cheveux en pagaille. Il leur jeta un regard qui en disait long sur sa
perplexité.
Un
jeune homme gisait sous l’ampoule vacillante du placard, à moitié sonné au
milieu de tout le fatras qu’il avait fait tomber dans sa chute. Il ouvrit
péniblement les paupières, et loucha sur les pointes des deux sabres qui menaçaient
son visage. Puis décida qu’il valait mieux pour lui de perdre connaissance.
Inari
feula, ses trois queues de renard fouettant l’air à gestes nerveux.
– Comment
un intrus a pu réussir à entrer jusqu’ici ?
– On
devrait prévenir Mordigann, conclut Laè en rengainant son sabre.
Driss
s’était déjà agenouillé devant leur captif pour l’examiner. Il releva la frange
de courts cheveux clairs du jeune homme, inspecta son visage aux traits droits
et au teint mat. Sans se soucier du hoquet surpris de ses camarades, il défit
la tunique croisée du téméraire inconscient pour observer ses pectoraux et les
muscles affirmés de son torse. Driss suivit du doigt les tatouages sombres
peint sur la peau ferme.
– Pas
la peine, dit-il en se redressant. C’est un golem. Il est venu pour moi.
Laè
le fixa d’un œil méfiant. Il ignorait, contrairement à Driss, que le patron
était de toute façon beaucoup trop occupé avec Elendil, à cet instant même.
– Pour
toi ?
Driss
agita la main et une fumée noire souleva leur captif, le ligotant avec soin pour
le soulever dans les airs, comme perché sur un nuage de brume épaisse.
– C’est
un protecteur du peuple du désert. Ils sont envoyés pour sauver les djinns
emprisonnés par les mortels. Les efrits retenus contre leur gré, ou réduits en
esclavage. Tout ce genre de choses...
Les
trois autres le jaugèrent du regard, si longtemps que n’importe qui d’autre à
sa place aurait croulé sous le poids de leurs reproches silencieux.
– Quoi ?
Moi aussi, j’ai été sauvé du marché noir. Comme vous deux.
Il
semblait tellement à sa place au sein de la maison que les autres avaient
tendance à oublier comment il y était arrivé.
Purr
rentra la tête dans les épaules, coupable, mais Inari croisa les bras avec une
moue blasée.
– J’y
croirais le jour où je rencontrerai le type qui a été assez dingue pour réussir
à te capturer.
Driss
ne répondit pas, un sourire mystérieux flottant sur les lèvres.
– Je
vais ramener ce golem avec moi. Il ne devrait plus poser de problème. Il est
fait d’argile, c’est pour ça qu’il a pu entrer dans la maison.
– Tu
m’as presque fait peur avec tes histoires de croque-mitaine, soupira Inari.
Derrière
eux, Purr glapit d’une façon qui n’avait rien de virile.
– Un
croque-mitaine ? Dans la maison ?
Il
était devenu blanc comme un linge et Laè leva les yeux au ciel, l’attirant dans
ses bras pour le gratouiller derrière les oreilles. Cela calma aussitôt le
lycan.
– Un
client de Driss lui a dit qu’on en avait vu trainer un dans les parages,
répondit Inari.
Au
grand désespoir de Driss, qui n’avait aucune envie que les autres soient au
courant. Laè redoubla de vigueur pour gratouiller les oreilles de Purr.
– Pas
de raison d’avoir peur, dit-il au lycan. Les croque-mitaines ne sont pas plus
dangereux pour nous que les chasseurs de créature, et ceux-là, tu leur as déjà
survécu.
Purr
baissa le nez, dans les bras du Selkie. Celui-ci lui embrassa l’arrière du
crâne, comme pour chasser ses mauvais souvenirs.
Driss
referma la porte du placard qui avait quelque peu souffert de leur irruption
violente. Un fantôme passa à travers la porte, en leur jetant un regard
dédaigneux. Ils entendirent bientôt le bruit des balais que l’on remettait à
leurs places. Au-dessus de leur tête, le golem flottait toujours sur son nuage
de fumée noire, inconscient.
– De
toute façon, on ne risque rien, ici, répéta Laè en tournant les talons.
Mordigann ne laisserait jamais un croquemitaine entrer dans la maison.
Les
deux autres acquiescèrent et le suivirent pour quitter la cage d’escalier trop
mal éclairée. Driss ferma la marche, sans perdre son énigmatique sourire, guidant
du bout des doigts le nuage qui supportait son captif.
– Non,
c’est sûr, chantonna-t-il à voix basse. Mordy ne le permettrait jamais...
Le
golem papillonna des yeux avant de réussir à les ouvrir complètement. La
lumière l’éblouissait et il mit un moment à comprendre pourquoi elle semblait
si vive. Clignant des paupières, il se redressa sur le beau lit oriental dans
lequel on l’avait couché. Il était perché au sommet d’une dune de sable d’or.
En
frémissant, il ramena ses genoux vers lui. Ses jambes étaient trop grandes pour
le faire tenir tout entier sur la banquette, et il agrippa ses orteils au
rebord de l’assise. Son créateur l’avait fait grand et bien bâti, trop pour
être aussi souple et malléable qu’il le voulait.
–
Ça y est, tu es réveillé ?
Le
golem eut toutes les peines du monde à détourner les yeux du torse vallonné qui
apparut dans son champ de vision. Il n’avait pourtant jamais fait attention à
ce genre de détails. Peut-être une conséquence de son coup sur le crâne ?
Driss,
qui le surplombait, parut s’amuser du trouble qu’il provoquait chez lui. De la
fumée noire s’accrochait encore au bout de ses doigts. Le golem sentit sa nuque
le picoter et s’ébouriffa vigoureusement les cheveux. Il fut surprit d’y sentir
là-aussi la brume sombre de l’efrit, cachée sous ses mèches en bataille. Il
comprit alors que le picotement ne venait pas de la surface de son crâne, mais
d’en dessous.
– Qu’est-ce
que vous m’avez fait ?
Il
fixait ses doigts d’un air inquiet, comme s’il était à la recherche de la moindre
différence sur sa peau mate. Dans un tourbillon de fumée, Driss fit surgir un
pouf confortable pour se laisser tomber dessus. Le golem était de bonne
facture, le teint cuivré et les cheveux d’argile rouge. Des épaules larges mais
une taille étroite, des pectoraux saillants et une mâchoire nette. Son créateur
avait poussé le détail jusqu’à l’avoir doté d’une pilosité, et même d’un bouc
séduisant au bout du menton.
Son
cœur de midinette était en train de fondre. Est-ce qu’on l’avait fabriqué
spécialement pour lui ?
– J’ai
seulement corrigé tes imperfections, répondit Driss du ton le plus neutre du
monde. Est-ce que tu as faim ?
Le
golem fixa le vide, puis palpa soudain son ventre aux abdominaux puissants.
Driss retint un soupir d’extase.
– ...
Faim ?
Il
semblait à peine se rendre compte des crampes qui lui tordaient soudain
l’estomac. C’était purement adorable, un peu comme lorsqu’ils avaient accueilli
Flocon à la maison. À la différence que la fée avait toujours fait semblant de
jouer les ingénues, là où son petit golem avait tout du véritable nouveau-né.
– Je
ne sais pas qui t’a créé, mais ton maitre n’a fait le travail qu’à moitié. Tu
n’étais quasiment qu’une coquille vide.
Le
golem était doté d’une très belle enveloppe, certes, mais il s’agissait d’une
enveloppe vide. L’intérieur avait été bâclé. Il n’allait pas s’en plaindre.
C’était plus facile de construire sur un terrain nu que de devoir faire avec
les anciennes fondations.
Driss
lui fit d’abord passer un plateau de fruits secs. Il voulait y aller petit à
petit et attendrait probablement un peu avant de tenter les choses liquides. Il
avait déjà vu des créatures aussi fragiles que de l’argile fondre entre les
doigts à la moindre goutte d’eau. Alors que d’autres, qui n’avaient
pratiquement de golem que le nom, pouvaient vivre pendant des siècles comme de
parfaits être vivants.
Le
jeune homme contracta les doigts, l’air perdu. Il regarda le plateau sans
comprendre.
– Mon
maitre... ?
Son
visage parut soudain s’illuminer. Il se laissa tomber à genoux dans le sable,
aux pieds de l’efrit.
–
C’est vous, mon maitre. Je ne vivais que pour vous retrouver et vous servir. Je
vous appartiens, désormais.
Son
regard était si touchant et sincère que Driss détourna le sien en retenant un
sifflement agacé. Là d’où il venait, les gens avaient la fâcheuse tendance à
créer des fournées de golem entières pour les lancer à l’aventure, dans le seul
but de retrouver pour eux les créatures enlevées sur leurs terres. Une chance
pour beaucoup de ces compatriotes, qui espéraient souvent l’arrivée de leurs
chevaliers servants faits d’argile et de terre glaise.
C’était
bien la première fois que l’un d’entre eux parvenait jusqu’à lui. Le golem
avait dû entendre parler par hasard de la maison et de ses occupants, ou bien réagir
à la mention du mot efrit.
– J’ai
réussi à m’introduire ici, se rappela le golem d’un air candide. Je peux vous
aider à vous enfuir. Je vais vous ramener chez vous.
– C’est
ici, chez moi, répondit aussitôt Driss. Et ne je ne suis pas prisonnier,
contrairement à toi.
Il
enfouit les doigts dans la chevelure flamboyante de la créature, provoquant un
frisson chez ce dernier. Il n’avait pas terminé de travailler quand le jeune
homme s’était réveillé. Il lui fallait encore le doter de beaucoup d’autres
choses. Certaines connaissances indispensables.
Mais
surtout, d’un libre arbitre.
– Mon
maitre m’a créé pour sauver les efrits...
–
Je sais, je sais, le coupa Driss avant de devoir supporter encore ses
jérémiades énamourées. Et tu en as trouvé un, c’est merveilleux. Mais cet
efrit-là a d’autres projets pour toi.
Les
genoux enfoncé dans le sable, le golem le dévorait du regard, de grands yeux marron
aux cils incroyablement longs. Il plairait à Mordigann, c’était certain. Driss
trouvait que la maison manquait sérieusement d’étalons, ces temps-ci. Bernabé
n’avait jamais vraiment compté dans la balance et s’il y avait bien Aello et
Inari pour afficher leurs abdos, les autres n’avaient jamais vraiment fait de
leurs virilités leur fonds de commerce. Laè avait même tout fait pour essayer
de la cacher.
Or,
s’il y avait bien une chose qu’aimait Driss, c’était vivre entouré de muscles
saillants et d’hommes dociles. Il avait un temps compté sur Purr pour se
réveiller un jour où l’autre, et cesser de jouer au louveteau apeuré. Mais
puisqu’il allait filer avec le Selkie...
– Je
ne vous conviens pas ?
La
voix grave du golem était si hésitante et inquiète que Driss se mit à sourire.
Il enfouit de plus belle les doigts dans les cheveux roux et les saisit à
grande poignée, lui faisant pencher la tête en arrière et entrouvrir les lèvres
pour exhaler un soupir.
– Tu
es parfait.
Peut-être
même un peu trop. Il avait beau fouiller dans la tête argileuse du golem, il ne
trouvait que des bribes de conscience qui étaient loin de l’éclairer. Les
souvenirs diffus d’une pièce sombre, très sombre, puis d’une errance, d’un
voyage fragmenté. Jusqu’à l’illumination qui avait conduit la créature jusque
dans la maison pour y libérer l’efrit qu’elle pensait captif.
Driss
le relâcha, les sourcils froncés, puis recommença son œuvre. Il n’allait pas
laisser le jeune homme avec si peu de conscience et de volonté. Il y avait
encore bien des choses qu’il fallait modeler dans sa tête. Sur le torse du
golem, les dessins ésotériques de son créateur avaient déjà commencés à
s’effacer.
Ils
avaient commencé à pâlir sitôt que Driss l’avait touché, si bien que ce dernier
avait craint qu’ils ne fassent se disloquer le golem une fois sa mission
accomplie. Mais les marques disparaissaient sans laisser la moindre trace sur
les muscles fermes du jeune homme, chaque seconde un peu plus vite à mesure
qu’il donnait à la créature une identité propre.
Pourtant,
la tête du golem commençait à dodeliner sur ses épaules et Driss sentit qu’il
était allé suffisamment loin pour aujourd’hui. Un changement trop brutal
pouvait perturber la jeune créature. La fumée noire accueillit son corps comme
un coussin moelleux, pour le rapporter sur la couveuse.
Il
était endormi lorsqu’Inari osa pousser la porte et gravir la dune de sable d’or,
pour rejoindre son ami.
– Les
gens de chez moi n’ont jamais envoyé personne pour me sauver. Pas le moindre
petit kami de papier.
Le
ton dramatique de sa voix fit sourire Driss, qui recouvrit d’une couverture
sombre le corps assoupi du golem.
– Ça,
c’est peut-être parce que tu étais un kitsune nuisible ?
– Un
yako ? Ça expliquerait pourquoi ils m’ont capturé et vendu au marché noir,
répondit Inari avec décontraction.
Les
trois queues du renard s’agitaient dans son dos, soulevant son kimono léger
pour fouetter l’air.
Est-ce
qu’il était encore nerveux à cause de tout à l’heure ? Driss fit surgir
pour eux un confortable pouf de fumée noire et ils tombèrent dessus dans un
entremêlement de bras et de jambes.
– Je
croyais que tu étais venu ici de ton plein gré ?
Inari
calla sa tête contre l’épaule de son ami. Ce dernier glissa les doigts dans les
cheveux du jeune démon renard, entortillant les mèches colorées entre ses
phalanges. C’était comme caresser la fourrure d’un gros chat. Driss pouvait
passer des heures à faire ça.
– ‘Faut
me comprendre, soupira Inari en fermant les paupières. On s’ennuie comme des
renards morts dans les champs de riz.
De
sa main libre, Driss passa la main sous son vêtement de soie pour caresser les
muscles fermes de ses cuisses. Le kitsune n’était pas très grand ni très épais,
mais le poids de son corps sur le sien trahissait qu’il était loin d’être
maigre et frêle. Ses queues avaient disparu sitôt qu’ils s’étaient assis, sa
nervosité apaisée. L’efrit toucha par accident la poignée du katana, encore
coincé dans la ceinture de son kimono. Inari était un souple et fort petit
renard, mais est-ce que sa présence serait suffisante pour défendre la
maison ?
– Il
va falloir que je m’isole avec lui pour le terminer, souffla-t-il en appuyant
le menton sur le crâne d’Inari.
Le
renard leva à peine le menton, lui jetant un regard par en dessous.
– Le
golem ? Pourquoi faire ? Tu veux le garder ?
–
Ça serait stupide de le laisser repartir. Les golems sont des créatures très
dévouées, mais je peux le rendre encore plus puissant si je le fais gagner en
libre-arbitre. S’il acceptait de rester de son plein gré, il ferait une
excellente protection pour la maison. Mais ça va me demander du temps.
Peut-être même plusieurs jours.
– S’il
y a vraiment un croque-mitaine dans le coin, tu peux bien sacrifier plusieurs
jours, non ?
– Justement,
répondit Driss en basculant la tête en arrière. Le risque... c’est que le
croque-mitaine s’en prenne à nous pendant que je suis enfermé ici.
Il
sentit la joue d’Inari remuer contre la peau de son torse. Outre le frisson que
cela fit naitre en lui, il sut aussi exactement quelle moue il était en train
de faire.
– Ça
serait un sacré hasard, non ?
– C’est
aussi un sacré hasard que ce golem soit arrivé maintenant. C’est peut-être le croque-mitaine
qui l’a détourné de sa route pour l’envoyer ici. Je ne trouve aucun souvenir
dans sa tête, comme si on lui avait effacé la mémoire.
Aucune
chance que ce soit son créateur qui ait poussé le zèle aussi loin.
L’espace
d’une seconde, il cessa de sentir sur sa peau le souffle chaud d’Inari. Le
jeune renard remonta ses jambes en travers des cuisses de son compagnon.
–
On est des plats de choix pour un croque-mitaine, c’est ça ? C’est sûr
qu’à sa place, j’hésiterais pas à ruser non plus.
Inari
n’hésitait jamais à ruser tout court. Driss faillit lu faire la réflexion, mais
celle-ci s’arrêta sur ses lèvres et s’acheva plutôt en sourire.
– Si
je m’isole avec lui, je ne serais plus là pour protéger la maison comme je le
fais d’habitude...
Ils
contemplèrent tous les deux le golem assoupis, les mains jointes sous ses
cheveux roux. Son grand corps était recroquevillé tant bien que mal sur le tout
petit divan. La couverture brodée dont Driss l’avait recouvert glissait déjà de
sa peau tannée et gisait à moitié sur le sable, dévoilant plus de chair qu’elle
n’en cachait. Les yeux des deux compagnons s’arrêtèrent sur le même sillon
juste en dessous de son nombril, à l’endroit exact où son pantalon de lin blanc
était boutonné.
– Je
crois que le risque en vaut la peine, conclut Inari sans en détacher les yeux.
– Je
suis entièrement d’accord, approuva Driss du même ton entendu.
Inari
était retourné dans sa chambre lorsque, bien des heures plus tard, le golem se
réveilla. Il bâilla en ouvrant grand la bouche et s’étira de toute sa hauteur. Les
yeux encore collés par la fatigue, il les frotta de ses poings serrés jusqu’à
retrouver la force de les garder ouvert.
Le
golem voulut poser les pieds par terre pour se lever, mais les releva en
grimaçant. Au lieu du sable chaud, il y avait du carrelage dur et froid. Il n’était plus perché au sommet d’une
montagne d’or fin, ce qui le perturba quelque peu.
– Tu
préférais le sable ? Je peux en remettre dans un coin, si tu veux.
Driss
descendit du plafond, allongé sur un nuage aussi sombre que ses cheveux
enturbanné. Il réorganisait son monde comme un dieu pensif alangui sur des
coussins, manipulant du bout des doigts la fumée noire qui faisait bouger ses
nouveaux meubles.
Le
trouble du golem grandissait, comme un vide dans sa poitrine en écho au
bourdonnement dans sa tête. Il y avait quelque chose de bizarre, dans cet
endroit. Le simple fait qu’il puisse s’en rendre compte était déjà une
bizarrerie en soi.
Il
fronça les sourcils, laissé perplexe par le propre fil de ses pensées. Il ne se
savait pas aussi savant.
Driss
ressentit un peu de compassion pour lui. C’était toujours délicat d’insuffler
l’indépendance à une créature qui jusqu’alors, était uniquement guidée par les
ordres qu’on lui donnait. Le passage de coquille d’argile à celui de créature
consciente était sans doute relativement perturbant.
–
Je voulais changer un peu la décoration en attendant que tu te réveilles.
Et
augmenter un petit peu la dette qu’il devait à Mordigann, pour le simple amour
des faux prétextes. Cela dit, avoir une deuxième bouche à nourrir à ses frais
allait lui épargner pendant un moment la corvée du réaménagement hebdomadaire.
– Mais
puisque tu es debout, autant continuer. Avec un peu de chance, il ne me faudra
que quelques heures.
Driss
descendit de son nuage, qui s’évapora dans un souffle de vent. Il claqua des
doigts et ses tentacules de fumée reposèrent sur le sol meubles et bibelots
qu’ils transportaient. Il pouvait matérialiser son propre mobilier, mais
celui-ci était alors aussi éphémère que coûteux en énergie. Entre dépenser ses
propres forces ou dépenser l’argent de Mordigann, le choix était rapide à faire.
– Où
sont vos flammes ?
La
question du golem, aussi subite qu’inattendue, le figea sur place. Puis Driss
pinça les lèvres et lissa les pans de son caftan.
– Tu
devrais te rallonger, cela risque d’être quand même assez long. Tu as déjà
réfléchi au nom que tu aimerais avoir ?
– Vous
êtes un efrit, vous manipulez les flammes, continua le golem sans avoir l’air
de l’écouter.
Il
le dévisageait d’un regard un peu vide, l’air plus perplexe que contrarié.
Driss ouvrit la bouche, avala de l’air, la referma sans avoir rien dit. Le
golem tourna la tête tout autour de lui, à la recherche des volutes de fumées
qui disparaissaient peu à peu, comme de la cendre soufflée par le vent. De la
cendre sans brasier et de la fumée sans flamme. Il n’avait pas vu la moindre
petite étincelle surgir des doigts de Driss. Les sourcils froncés, il finit par
reposer les yeux sur lui avec curiosité.
–Vous
n’êtes pas un efrit comme les autres.
Les
prunelles de Driss brillaient comme deux morceaux de braises. Alors qu’il ne
faisait jamais qu’étirer les lèvres lorsqu’il souriait, il dévoila pour une
fois ses dents anormalement pointues.
– Je
suis un efrit tout à fait ordinaire.
Il
avait répondu d’une voix si douce que le golem ne put que le croire. Le sourire
satisfait, il laissa Driss reprendre son travail avec lui, exactement là où ils
s’étaient arrêtés.
Mordigann
observait pensivement la vue à travers les carreaux de sa chambre. La pluie
martelait les vitres et les façades voisines disparaissaient sous la bruine,
mais il ne manquait jamais rien de ce qu’il se passait derrière les fenêtres de
la maison. Il voyait tous ses pensionnaires, à toute heure.
Dans
le plus simple appareil, droit et nu comme une statue, il jeta un énième mégot
sur son parquet. La pellicule noire qui recouvrait sa chambre engloutit sans un
bruit le dernier reste de cigarette.
C’était
sa position d’observation favorite. Il pouvait rester là des heures, à épier
ses pensionnaires et tout ce qu’il se passait derrière les murs de la maison,
toujours avec une inflexible impassibilité. C’était à peine si un pli sur son
front trahissait ses pensées. Il s’arracha presque de force de la vue pour se
tourner vers la pénombre de sa chambre.
Dans
son lit noir, devant le mur et le parquet noir, au milieu des draps noirs, la
peau d'Elendil était tellement blanche qu'elle donnait l'impression d'irradier.
Comme un halo qui entourait son corps souple, d’un doré nacré, doux comme le
miel. Il était allongé à plat ventre sur le lit, les cheveux éparpillés autour
de son corps assoupi. Les lignes assurées de son dos musclé disparaissaient
sous les draps sombres, qui épousaient la cambrure de ses reins. Il dormait encore,
le souffle régulier, les cheveux éparpillés comme autant de fils lumineux sur
le lit d’un noir d’encre.
Mordigann
se sentait taraudé d’un appétit dévorant, sans savoir trop lequel, ni comment
le soulager. Il fut tenté d’allumer une énième cigarette mais toutes celles
qu’ils venaient de fumer n’avaient fait que disparaître dans la noirceur de sa
chambre. Lui, il avait toujours aussi faim.
Le
bruit de la pluie contre les carreaux avait pourtant quelque chose de familier,
d’apaisant, qui suffisait d’habitude à le calmer. Sa chambre était une bulle de
noirceur et de pénombre où curieusement, il se sentait bien. La plupart du
temps. Il cessa de réfléchir et rebroussa chemin, refusant de chercher à voir à
travers ses grandes fenêtres ce qu’il se passait dans le reste de la maison, de
surveiller ce que faisaient ses précieux pensionnaires. Ce n’était pas ça qui
soulagerait sa faim.
Elendil
ne broncha pas quand il chassa ses cheveux pour embrasser sa nuque, frissonna
un peu quand il caressa son corps jusqu’à le dénuder, chassant le drap sombre
qui le recouvrait. Il s’attendait toujours à ce que le tissu noir laisse une
trace sur la peau claire de l’elfe, comme une tâche de charbon sur sa chair dorée.
Mais
non, il était toujours aussi pur, lumineux, masculin. Quand il était endormi
dans son lit, il n’était pas l’Elendil solaire que les autres connaissaient. Il
était lunaire, brillait du même halo que la pleine lune lors d’une nuit sans
étoiles. Quand il le touchait, ses propres mains avaient l’air bien terne en comparaison.
Mordigann
caressa le creux de son dos, la chute de ses reins, ses cuisses affutées.
L’elfe était réveillé, et lui offrit son consentement silencieux.
La
faim dans le ventre de Mordigann s’était muée en chaleur dans son aine. Il
recouvrit du sien le corps de l’elfe, soulevant ses hanches pour l’agenouiller
sur le matelas et se frayer un chemin en lui. Elendil enfonça les bras sous
l’oreiller pour mieux se donner à lui, son souffle s’accélérant quand celui de
Mordigann, courbé au-dessus de lui, vint frôler sa joue.
Mordigann
le prit avec lenteur, mais sans retenir sa passion. Les doigts serrés sur la
chair tendre de ses hanches, mordant sa nuque et les pointes effilées de ses
oreilles, il le possédait tout entier et le faisait jalousement sien. Elendil
l’insoumis, la forte tête, devenait sous le poids de son corps complètement
dépendant de son ardeur, se languissait sous ses assauts. Les mouvements de ses
hanches étaient amples, possessifs, réguliers. Quand les soupirs et les
halètements de l’elfe devinrent un peu plus fort que le clapotis de la pluie
sur les vitres, il les étouffa dans l’oreiller qu’il mordit à pleine dent pour
retenir le plaisir qui déferlait en lui. Jusqu’à l’apogée.
Toute
notion du temps égarée, il sentit juste Mordigann se laisser emporter à son
tour, se délivrant aux creux de ses reins en lui arrachant un dernier son
étouffé.
Le
corps brûlant de son patron se redressa soudain. Sa présence en lui disparut
brusquement. Elendil sentit le froid et la torpeur remplacer la chaleur et le
plaisir. Mais le drap remonta sur ses hanches encore marquées, sans qu’il ait
rien demandé. Le poids de son patron se déplaça vers le bord du lit et il
entendit ses pieds toucher le plancher charbonneux. Accroché à l’oreiller pour
y appuyer sa joue, Elendil récupéra doucement, les yeux fermés, l’aine encore
vibrante du plaisir que Mordigann lui avait donné. Quand il entrouvrit les
paupières, Mordigann lui tournait le dos pour fumer une autre cigarette. L’odeur
de tabac disparaissait dans la noirceur du plafond avec les volutes de fumée,
loin au-dessus du havre de lumière grise que leur donnaient les baies vitrées.
Mordigann
avait toujours faim. Même Elendil n’avait pas réussi à le rassasier. Il avait
repus son corps et ses sens, grisé son esprit pour un court instant mais la
sensation douloureuse était toujours là, nouant son ventre et ses entrailles.
Il aimait fumer après l’amour, pour la sensation de plénitude totale que ça lui
donnait. Pourtant, même ça, ça ne suffisait pas. Ça ne suffisait jamais. Son
appétit était sans fin.
Le
sommier s’enfonça un peu et il sentit Elendil se redresser pour s’agenouiller
dans son dos. L’elfe pressa son corps chaud contre le sien, noua les bras
autour de son cou et appuya le front contre sa nuque. Mordigann inspira un peu
plus profondément, puis porta de nouveau la cigarette à ses lèvres, sans rien
dire. Il fixait le vide devant eux, le regard perdu à travers la fenêtre que
noyait la pluie.
– Ne
t’approche plus de Flocon. Tu ne dois pas t’attacher à lui.
Elendil
resta silencieux quelques secondes. Quand il soupira, son souffle tiède
chatouilla la nuque de son patron. Frémissant, Mordigann observa les volutes de
fumée, qui montaient vers le plafond jusqu’à disparaître dans les ténèbres.
– Très
bien, acquiesça l’elfe à voix basse. Mais je dois t’avouer quelque chose.
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