Les
jambes croisées, Nox se calla dans le confortable fauteuil en face du bureau du
patron.
– Tu
as l’air surpris de me voir. Tu n’as pas reçu ma dernière lettre ?
Mordigann
s’assit en retenant une grimace, irrité par son air ingénu et son ton candide.
– Si,
mais quelqu’un a oublié de mentionner dessus une date exacte. « Je suis en
chemin », c’est très vague.
– Quel
étourdi, s’amusa Nox de toute la largeur de ses dents pointues. Je peux ?
Il
avait désigné de la main l’un des gros dossiers sur une étagère de Mordigann.
Ce dernier acquiesça d’un signe de tête, confiant assiette et fourchette qui
trainaient encore à un domestique fantôme. Ce dernier s’évapora en emportant
avec lui les restes de son repas.
– Ce
sont tes pensionnaires ?
Nox
fit tourner les pages en s’attardant sur les portraits de chacune des créatures
de la maison. Il s’arrêta pourtant avant de les avoir tous vus et reposa le
dossier sur le bord du bureau.
– J’aurais
pensé que tu voudrais plutôt voir le livre de compte, rétorqua Mordigann en
tapotant du bout des doigts l’accoudoir de son fauteuil.
– Pas
vraiment, non. Si les bénéfices m’avaient intéressé, je n’aurais pas passé un
contrat avec toi.
Mordigann
fronça les sourcils, mais Elendil choisit cet instant pour ouvrir la porte et
leur amener du thé. Nox se retourna sur son siège avec un air ravi.
– Faren !
Toujours aussi délicieux.
– Bonjour
Nox, répondit simplement l’elfe en déposant devant lui une tasse de porcelaine.
Mais ne m’appelle pas comme ça.
– Ah,
tu veux qu’on t’appelle Elendil maintenant, c’est ça ? Pas très original. Tu
payes des droits d’auteur, au moins ?
Elendil
l’ignora superbement et après lui avoir versé du thé, parti s’asseoir à l’angle
du bureau, auprès de Mordigann. Nox croisa les jambes et se laissa aller en
arrière, les toisant avec un sourire goguenard. Ils étaient tellement mignons
qu’il en avait la nausée. Il se rappelait, maintenant, pourquoi il avait tant
tardé à revenir ici réclamer sa part du contrat.
–
J’espère que je n’ai pas fait trop peur à tes petits pensionnaires. Tu ne leur
avais rien dit, pas vrai ?
Un
ténébreux tentacule s’étira depuis l’ombre de Nox, en dessous de sa chaise. Il
prit consistance à mesure qu’il s’élevait et s’enroula autour de l’anse de la
tasse pour la porter jusqu’à lui. Le croque-mitaine la recueillit entre ses
doigts pour souffla sur le thé fumant.
– Il
y a des choses qu’ils n’ont pas besoin de savoir, répondit sobrement Mordigann.
Je les aurais averti en temps voulu. Si tu avais prévenu.
Nox
ricana, un rire de gorge qui fit frémir Elendil de façon visible. Ou bien
c’était la vue des dents pointues que dévoilait son sourire torve ?
– Pourquoi
je l’aurai fait ? Pour que tu aies le temps de faire tes petites combines ?
Je pense que je t’ai laissé suffisamment de temps pour essayer de m’escroquer.
Il
reposa la tasse de thé, tout sourire envolé.
– Je
ne te demandai pas grand-chose, pourtant. Vu ce que tu as fait de notre
héritage, j’aurais pu demander beaucoup plus. Et tu as quand même essayé de
m’arnaquer ?
– Je
ne vois pas de quoi tu parles, répondit Mordigann d’un ton glacial.
Nox
retrouva son dangereux sourire et croisa ses longues jambes.
– Ne
fais pas l’innocent. Elendil m’a prévenu de tes petites affaires. C’est Laè qui
te rapportait le moins. C’est lui que tu aurais dû me donner pour le premier
paiement décennal. Mais comme ça ne te plaisait pas, tu gardais une créature
sous le coude pour me la donner à sa place.
Ni
l’elfe, ni son patron ne bronchèrent. À peine un frémissement de sourcil, qui
tira à Nox une moue déçue. Il pensait que la trahison provoquerait des émotions
plus intenses.
– Tu
n’espérais pas pouvoir me faire le coup à chaque fois, j’espère ? Me donner
un pensionnaire au rabais tous les dix ans ? J’espère que tu n’as pas
d’autres fioles pleines sur tes étagères, ça pourrait me vexer.
– Je
n’ai pas fait ça pour te rouler, se défendit Mordigann. J’ai acheté Flocon plusieurs
jours avant de recevoir ta première lettre.
– Quel
délicieux hasard, s’émerveilla Nox en s’affalant dans le fauteuil. J’imagine
que tu n’avais pas entendu de rumeurs sur mon compte avant de partir
l’acheter ?
Les
deux frères se jaugèrent du regard un long moment. Ils avaient les mêmes yeux,
aussi noirs et perçants l’un que l’autre, et la même façon de s’en servir pour
intimider les gens. Mais l’un face à l’autre, Elendil leur avait déjà fait
remarqué que leur potentiel de persuasion s’annulait. C’était comme diviser quelque
chose par zéro.
– Qu’est-ce
que tu veux, Nox ? finit par demander Mordigann en croisant les mains sur
son bureau.
L’intéressé
tapota l’accoudoir du bout des doigts sur un rythme irrégulier.
– Bonne
question. Qu’est-ce que je pourrais te demander ?
Le
regard perçant, il se redressa en avant.
– Tu
n’as pas respecté ta part du contrat, il ne vaut plus rien. Je pourrais
demander réparation. Récupérer ma moitié de la maison, peut-être ? Il
parait que tu fais de gros bénéfices, ça serait la moindre des choses.
– Je
peux t’en reverser la moitié, si c’est ce que tu veux. Puisque nous avons
hérité d’une moitié chacun.
Le
regard pétillant, Nox jubilait. Mordigann devait savoir que c’était peine
perdue, mais le ton de sa voix trahissait malgré tout le léger espoir auquel il
s’accrochait encore. Ce fut pour son frère un véritable plaisir de le
déchiqueter. Il se renfonça dans son fauteuil, s’y accoudant pensivement, les
yeux rivés vers lui.
– Tu
sais très bien que j’en ai rien à faire, de ton argent. Ma faim est différente
de la tienne, Orcus.
Ce
dernier s’assombrit, mais fit de son mieux pour ne rien laisser paraitre. Le
regard d’Elendil oscillait de l’un à l’autre, leur jetant des coups d’œil aussi
curieux que méfiant. Il avait rarement dû voir Mordigann aussi... aussi impuissant.
Le terrible, placide, implacable Orcus Mordigann était tenu en respect par une
simple signature sur un bout de papier.
– Ne
t’en fais pas. Je vais te faire une faveur.
Nox
croisa les doigts dans la même posture que son frère, le sourire narquois en
plus.
– Il
ne devrait plus tenir, mais je vais m’en tenir à l’accord originel.
Elendil
jeta un regard en coin à Mordigann, qui resta pourtant inflexible. La bonté de
son frère n’avait pas l’air de l’émouvoir.
– Seulement,
comme tu as essayé de tricher, je ne vais pas prendre ton pensionnaire le moins
rentable. Je vais prendre celui que j’ai envie de prendre.
L’elfe
hoqueta de stupeur, alors que son patron serrait plus fort ses doigts les uns
contre les autres. Cela n’échappa pas non plus à Nox, qui éclata d’un rire
aussi tranchant et douloureux qu’une coupure de papier.
– Ne
t’en fais pas, je ne toucherai pas à ton précieux petit Faren, dit-il en posant
sur Elendil un regard gourmand. Ni ton Selkie, puisqu’il ne travaille plus pour
toi. Mais je vais rester ici quelques jours. Et puis je ferai mon choix.
Mordigann
déglutit calmement, sans ciller devant le sourire carnassier de son frère. Il
prit une profonde inspiration, comme s’il étouffait toutes ses sensations,
ravalant jusqu’à la moindre bouffée d’émotion. Colère, rancœur, agacement,
faim, il remisa tout derrière le voile de son regard indifférent.
–
Très bien. Faisons cela.
Nox
contracta les doigts sur ses accoudoirs avant de se hisser hors du fauteuil.
– Inutile
de vous déplacer pour moi, je vais me trouver une chambre tout seul. Vous avez
bien quelques pièces inoccupées ?
Il
se retourna sur le seul de la porte, et Elendil eut la curieuse impression que
ses cheveux noirs, qui flottaient en mèches éparses come les épines d’un
porc-épic, étaient tout à coup devenu plus longs. Puis il aperçut quelque chose
de sombre qui furetait sur le bord du bureau, au milieu de la vaisselle. L’elfe
sursauta brusquement quand le tentacule reposa la tasse de porcelaine,
arrachant à Nox un sourire aux dents pointues.
– À
tout à l’heure.
Sitôt
la porte refermée derrière lui, Elendil se redressa pour débarrasser la table
avec un zèle étonnant. Mordigann le regarda empiler sans dire un mot la
vaisselle sale. Il alignait même les petites cuillères parallèlement au bord du
plateau.
– Est-ce
que tu m’en veux de l’avoir prévenu ?
L’elfe
avait posé sa question d’une voix si basse que Mordigann n’était pas bien sûr
d’avoir entendu. Il fixa un long moment le dos tourné d’Elendil, qui n’avait
pas levé le nez.
Mordigann
l’attrapa par la taille pour l’attirer sur ses genoux. Il sentit les muscles de
son ventre se contracter sous son bras, puis se détendre tandis que l’elfe
passait les cuisses par-dessus les siennes pour s’installer contre lui.
–
Non. J’étais sûr que tu le ferais dès que j’ai vu que tu commençais à
t’attacher à Flocon.
Il
enfouit le nez contre la gorge d’Elendil, inspira à plein poumon l’odeur de son
cou. Il n’avait pas mis de parfum et rien n’altérait celui de sa peau.
– En
fait, j’espérais bien que tu le fasses, continua-t-il à voix basse. J’étais
fatigué de tout ça.
L’elfe
frémit, enfouit les doigts dans les courts cheveux bruns de son patron pour lui
faire tourner le visage et l’embrasser à pleine bouche. Mordigann écarquilla
les yeux, surpris, avant de le serrer contre lui d’une main possessive. Dans
d’autres circonstances, il aurait balayé tout ce qui recouvrait son bureau d’un
geste brusque, pour mieux y allonger Elendil et le posséder sur le champ.
Mais
il n’était pas d’humeur. Pas plus que son compagnon. Il avait juste envie de
l’enlacer contre lui et de s’enivrer de la chaleur de sa peau. Il n’avait
jamais rien désiré d’autre.
– Je
ne l’ai pas fait que pour Flocon, tu sais, murmura Elendil en s’écartant
doucement pour mieux embrasser son front.
Mordigann
ne dit rien, se contenta de le tenir plus fort contre lui. Il se demandait bien
où avait pu passer Driss. Il aurait dû intervenir depuis longtemps.
– J’espère
juste... que les autres ne réagiront pas de façon excessive.
La
grimace d’Elendil fut immédiate.
– Tu
parles de tes pensionnaires ...
Mordigann
l’étreignit plus fort avant de s’autoriser à pousser un soupir.
– Annule
les rendez-vous de tout le monde. Tant pis si ça ne leur plait pas. La maison reste
fermée jusqu’à nouvel ordre.
Le couloir de la maison était
plus silencieux qu'un caveau abandonné. Seul au milieu des portes closes, Nox
tendit l'oreille, mais n'entendit pas même le bruit d'une respiration retenue.
Les rats avaient-ils déjà quitté
le navire ? La pseudo dette qui les liait à Orcus ne semblait pas les effrayer
plus que ça.
Qu'importe. Il commençait à avoir
le ventre vide, d'une vraie fringale, celle qu'on ne pouvait combler qu'en se
remplissant l'estomac. Il traversa le couloir pour retourner dans le salon
rouge par lequel il était arrivé. Mais avant d'y arriver, il se débarrassa en
cours de route de son blouson en cuir, qui s'évapora dans les airs par longs
filaments noirs. Il faisait beaucoup trop chaud à son goût, dans la maison.
C'était peut-être parce que les pensionnaires aimaient se promener à demi-nus
dans les couloirs, mais ce n'était pas dans ses habitudes personnelles.
Le salon était aussi désert et
silencieux que le reste de la maison. Nox contourna le canapé pour s'approcher
du buffet, mais les plateaux étaient vides et les théières froides. Il ne
restait que les miettes de quelques biscuits, et une coupelle de fruits qui
commençaient à avoir mauvaise mine. Il choisit la pomme la moins blette du
panier, et croqua dedans en s'approchant de la fenêtre. Les branches d'un grand
arbre caressaient les carreaux. Les vitres donnaient sur un jardin ensoleillé en
contrebas.
Un bruit de remous attira
l'attention de Nox, qui se détacha des vitres. Dans le coin du salon, l'eau
bleue d’un grand bocal rond était en train de remuer. Bientôt, deux mains
délicates s'accrochèrent au rebord et un homme poisson se hissa à la surface.
La sirène chassa d'une main les cheveux blonds qui lui tombaient sur le visage,
entremêlés d'algues rares et colorées. Sa queue d’écailles azurées ondulait
dans l'eau claire avec une grâce apaisante.
Nox s'empressa d'avaler un
morceau de pomme avant qu'il ne reste coincé dans sa gorge.
– Quelle bonne surprise. Moi
qui croyais que tout le monde avait fui.
La sirène lui adressa un sourire
plein de fausse naïveté, enroulant une mèche blonde autour de ses doigts fins.
– Pourquoi aurais-je dû fuir ?
Nox s’approcha en croquant un
nouveau morceau de son fruit, sans le quitter des yeux.
– Il parait que vos
camarades n’ont pas apprécié ma visite...
Dans son bocal, le jeune homme
haussa les épaules.
– Laè et Purr s’occupent
d’eux. En fait...
Il se détacha du rebord de
l’aquarium pour se laisser flotter en arrière, à mesure que Nox s’approchait.
– Aello est juste un peu
fatigué. Et Flocon a l’air d’aller très, très bien.
Nox cacha son air moqueur
derrière sa pomme. Bien sûr que la fée des neiges allait bien. Ces bestioles-là
étaient peut-être encore pires que les créatures comme lui. Mais on en croisait
si peu qu’ils devaient tous être persuadés de l’innocence et de la candeur de
leur petit protégé.
La sirène l’observa un instant,
sa longue queue ondulant dans l’eau claire, avant de s’approcher d’un coup de
hanche solide. Il croisa les bras sur le rebord de son bocal et y appuya le
menton, le regard pétillant, tout proche de Nox. Petit poisson des profondeurs
un peu trop attiré par les lumières brillantes.
– Je m’appelle Lotis. Et
vous ?
– Nox.
Il avait retint une grimace.
Encore un pseudonyme peu inspiré. Le ramassis de pervers lubrique qu’avait
enfermé Orcus dans sa maison le tentait de moins en moins. Des prédateurs
affamés de chairs fraiches qui se faisaient passer pour de chastes prisonniers.
Du peu qu’il avait pu en voir, il n’y avait guère que Laè qui n’avait pas dû toujours
dû travailler ici par gaieté de cœur, mais le Selkie ne faisait plus parti des
employés et un contrat était un contrat. Il faudrait bien qu’il choisisse.
Le visage de la sirène téméraire
lui plaisait bien, et s’il ne raffolait pas de la chair des carnivores, il
devait avouer qu’ils étaient tous à croquer.
– Eh bien, Nox... vous
tombez mal, j’ai fini ma journée. Mais si vous repassez bientôt...
Lotis se hissa hors de son bocal
pour se pencher vers lui et frôler son visage.
– Faites le moi savoir.
Il plongea en arrière dans une
éclaboussure pour disparaitre dans les profondeurs de son aquarium.
Nox ne perdit pas son sourire. Il
jeta le trognon de sa pomme et partit explorer la maison. Il avait d’ailleurs
une idée très précise de l’endroit où il voulait aller et il n’eut pas vraiment
de mal à le trouver. Il suffisait de longer le couloir et de descendre
l’escalier en bois, tout au fond. Passé plusieurs cages d’escaliers
poussiéreuses – la porte d’un placard était à moitié sortie de ses gonds, comme
si quelque chose l’avait brutalement percuté récemment – il franchit le dernier
pallier et tomba sur un petit hall silencieux. A droite, une cuisine refaite à
neuf lui fit froncer le nez. Il préféra continuer sur la gauche, vers les
rumeurs qu’il entendait.
La boutique n’avait pas changée.
Il y avait dans l’air la même odeur
de cire et de sucre cuit. Les grandes vitrines de bois sombre étaient aussi
brillantes que les présentoirs et les bocaux qu’elles contenaient. Nox se
glissa parmi les quelques clients du magasin, passant entre les petites tables
couvertes de napperons, jusqu’aux grands comptoirs chargés de pâtisseries et de
bonbons. Il était écœuré rien qu’à regarder tout ce nappage au sucre
dégoulinant. Il battit en retraite vers une petite vitrine pleine de chocolats.
Le cacao noir et amer le mettait beaucoup plus en appétit.
– Je peux vous aider ?
Il voulut se redresser, mais une
fois fait, dû lever la tête encore un peu plus haut. Un centaure en tablier lui
souriait avec gentillesse à travers ses cheveux blonds. Il avait des yeux
tellement verts que Nox avait envie de mordre dedans comme dans une pomme. Mais
quelque chose l’intéressait beaucoup plus chez lui. Son odeur avait quelque
chose de particulier. Celle des embruns.
Curieux, pour un centaure qui
travaillait dans une confiserie.
– Je cherche quelque chose
pour faire plaisir à quelqu’un que je viens de rencontrer. Une sirène. Vous
pourriez m’aider ?
Il vit à la tête déconfite du
centaure qu’il avait frappé en plein là où ça faisait mal. Il était là quand
Mordigann avait interrompu ses réjouissances avec la fée des neiges. Il ne
pouvait pas ignorer quelle créature il était, et pourquoi il voulait séduire
une sirène. Nox eut du mal à se retenir de jubiler.
– Bien sûr, répondit
pourtant l’employé avec un sourire tellement aimable qu’il en avait l’air
crispé. Vous êtes un nouveau client ?
– Pas exactement, dit-il simplement.
Le centaure ne chercha pas à en savoir plus, et après quelques
suggestions, s’éloigna pour chercher un assortiment de pâtisseries derrière le
comptoir. Nox remarqua d’un œil circonspect qu’il portait des protections sous
ses sabots pour ne pas faire de bruit sur le parquet. C’était curieux, mais il
n’eut pas le temps de s’étonner plus longtemps.
Une tripotée de gamin étaient entrées dans la boutique et
commençait à se rapprocher dangereusement de lui. Avec une grimace, Nox
s’écarta prudemment. Puis réfléchit, et repéra des garçons en retrait dans son
coin, planté devant un porte-sucette.
L’un des enfants leva vers lui deux grands yeux timides, ses
oreilles de faon inclinées en arrière. Nox se fendit de son plus beau sourire.
– Autrefois,
on disait aux enfants de ne jamais rentrer seuls dans la boutique. De
temps en temps, il parait que certains disparaissaient...
Les
gamins échangèrent des coups d’oeils circonspects.
– Comment
ça, ils disparaissaient ?
Nox
leur sourit de toutes ses dents pointues.
– Ils
étaient mangés par le couple d’ogre qui préparait des gâteaux pour les attirer
dans leur magasin. Si j’étais vous, je ne resterai pas trop longtemps.
Il
entendit le piaffement des sabots dans son dos et se retourna d’un air candide.
Le visage du centaure était complètement fermé, suintant la désapprobation. Il
tenait pourtant dans les bras un panier garni que Nox s’empressa de lui prendre
des mains.
– Merci,
ce sera parfait. C’est possible d’avoir une petite carte pour mettre
avec ?
Il
vit le centaure lutter contre lui-même pour se forcer à sourire. Derrière Nox,
les gamins avaient détalé sans rien acheter.
– Bien
sûr. À quel nom ?
Nox jeta un œil à la panière remplie de
petites boites de fruits confits et de pâtes d’amande. Probablement tout ce que
Lotis détestait. Le petit centaure avait l’air de tenir au petit triton qu’il
avait vu nager dans son bocal. Nox calla finalement le panier sous son bras
pour lui adresser un sourire carnassier.
– Nox Mordigann.
Il savoura l’air de surprise,
puis d’inquiétude, qui passa tour à tour sur le visage du centaure.
Nox
était très content de lui. Son panier sous le bras, joliment emballé, il
remontait par l’escalier intérieur pour aller le déposer devant la chambre de
la sirène. Il entendait grincer sous son poids les marches abimées. Si
l’escalier pour les clients était tout fait de marbre et de fer forgé, celui-ci
tenait plutôt du conte de fée horrifique. Mais ce n’était pas lui qui allait
critiquer la déco.
La
maison n’était pour lui qu’une succession de distractions. Il aurait du venir
bien plus tôt. Cela n’avait jamais été aussi facile de terroriser les autres,
et il s’émerveillait encore de la facilité avec laquelle il avait pu entrer. Il
aurait cru que Mordigann aurait bardé la maison de protections et de gardiens,
pour l’empêcher de venir sans qu’il ne s’en aperçoive. Au lieu de cela, Nox
n’était tombé que sur un mâle harpie très entreprenant et une fée des neiges
téméraire.
Il
avait hâte de goûter à l’homme poisson séducteur. Les autres avaient l’air plus
farouche, et il allait lui falloir un peu plus de temps pour les approcher. Il
aurait volontiers fait plus ample connaissance avec la fée de la veille, mais
pour une raison inconnue, il ne l’avait plus revu. Flocon n’avait pourtant pas
eu l’air de regretter leur bien trop courte entrevue. Beaucoup moins qu’Aello,
en tout cas. Il n’avait pas eu le temps de lui faire grand-chose, mais il
aurait juré que la fée en aurait redemandée.
Tant
pis. Chaque chose en son temps.
Arrivé
dans le couloir principal, il longea l’enfilade de portes identiques, humant
l’air pour retrouver la bonne. C’était facile, il suffisait de suivre les
embruns. Il y en avait deux qui sentait le sel, mais l’une d’entre elle empestait
aussi le chien mouillé. Impossible de se tromper.
Nox
arrangea ses cheveux en bataille et composa son plus beau sourire carnassier.
Puis il leva le poing pour frapper.
La
porte voisine s’ouvrit au même moment. Sur le seuil, un homme à la peau mate et
aux cheveux noirs voulut sortir, mais se figea dès qu’il l’aperçut.
Tous
les poils de Nox se hérissèrent sous la sensation de danger imminent. L’arrière
de son crâne s’enveloppa d’une aura sombre, d’où surgirent ses tentacules
obscurs, prêts à le protéger. En face, l’homme avait bondit en arrière et
s’était enveloppé d’une fumée épaisse, noire comme de la suie. Ils se fixèrent
un instant, leurs armes d’aura dressées comme le pelage d’un chat en colère.
Toute
la maison fut ébranlée par la violence du choc.
La
répercussion du coup arracha une partie de la grande porte du salon rouge et
consuma la tapisserie du couloir. Driss et Nox s’affrontèrent dans une marée de
piques acérées et d’ondes ténébreuses, faisant trembler les murs sans
interruption. La salle de bain, toute proche, manqua d’être réduite en cendre
par un second impact et un tuyau éclata, inondant le plancher d’eau glacée.
Les
pensionnaires sortirent de leurs chambres d’un air hagard, affolés par les
bruits de bagarre ou prêts à en découdre pour défendre la maison.
Inari
s’interposa le premier, brandissant son sabre et des feuilles de papier pour
dresser un mur entre eux et les deux boules d’énergies noires qui
s’affrontaient. Derrière lui, le golem tenta de se mêler à la bagarre pour
défendre son nouveau maitre mais Elendil l’attrapa par le bras, lui jetant un
regard implorant pour l’en dissuader.
–
Ça suffit !
La
voix de Mordigann fit trembler les fondations plus sûrement que chacun des
coups qu’avaient pu donner Nox et Driss. Ils se figèrent tous les deux, les
sens en alerte, l’un soutenu dans les airs par ses tentacules qui grouillaient
autour de lui, l’autre par un nuage de fumée.
Le
plafond éclata. Une bouillie d’encre épaisse jaillit à travers les planches
arrachées, s’entortillant autour des deux fauteurs de troubles qui se
débâtirent sans succès. Mordigann bouscula les autres pour pouvoir passer.
Epaisse comme de la poix, soyeuses comme du lait teinté au charbon noir, des
vagues sombres continuaient de suinter des murs et du plancher. Elles
redressèrent les portes et les plinthes arrachées, recollèrent la tapisserie,
colmatèrent la fuite provenant de la salle d’eau. Elles noyaient les tentacules
qui tentaient encore de jaillir de l’aura ténébreuse derrière la tête de Nox,
étouffaient la fumée de Driss dans un bruit de mèche arrosée.
– Vous
allez tout détruire, si vous continuez comme ça !
La
voix caverneuse de Mordigann fit couiner Purr de frayeur. Nox n’essaya plus
d’envoyer des attaques, mais continua de se débattre pour le principe, un
sourire vorace sur ses dents serrées.
– Quand
je pense que tu ne voulais pas que je vienne, ton propre frère ! Et depuis
tout ce temps, tu planquais un autre croque-mitaine dans ta maison ?
Driss
lui envoya un baiser narquois, le poing retenu de justesse par une ondulation
noire.
– Qu’est-ce
qu’il y a, mon coeur, tu es déçu que la place soit prise ?
Nox
voulut ruer vers lui mais fut brutalement plaqué au sol, sous les moqueries de
son adversaire.
– Tu
t’y attendais pas, pas vrai ? C’était bien tenté, d’envoyer le golem,
dommage pour toi qu’il n’ait pas trouvé le bon efrit...
– Driss,
arrête, gronda Mordigann en lui jetant un regard assassin.
L’intéressé
se tut sur le champ et détourna les yeux. Sa débauche de violence, pour essayer
de contrer Nox, ne suffirait sans doute pas à faire oublier à son patron qu’il
avait laissé la maison sans défense pendant deux longues journées, pour
s’occuper du golem que Nox avait envoyé. Ce dernier pensait peut-être que la
créature d’argile suffirait à neutraliser l’efrit réputé garder les lieux.
Ils
avaient tous les deux sous-estimés l’autre.
– Vous
allez tous garder votre calme, ordonna Mordigann d’une voix polaire. Si vous
voulez vous battre, vous le ferez ailleurs.
– Ça
va, ça va, je le ferais plus, ronchonna Nox d’un air boudeur. Tu peux ranger ta
glue. J’me suis juste défendu.
– Et
moi, j’ai défendu la maison, renchérit Driss d’un ton ennuyé. Un malencontreux
réflexe. Je ne savais pas que vous étiez apparenté.
Mordigann
les foudroya tous les deux du regard. Les bras croisés, il sentait pourtant
peser dans son dos un poids inhabituel. Celui de l’incompréhension des neuf créatures
agglutinées dans le couloir.
Tous
les pensionnaires étaient réunis. Bernabé était remonté de la boutique plus
vite que s’il avait oublié un gâteau dans le four. Purr et Laè se serraient
l’un contre l’autre, une bouteille en verre entre les mains, contenant un
Flocon collé à la paroi de verre. Aello, Lotis et le golem restaient à l’abri
derrière le bouclier d’Inari, que ce dernier ne fit disparaître qu’une fois les
deux bagarreurs englués sur le plancher.
Autant
d’yeux écarquillés qui les fixaient tous les trois en retenant leurs souffles.
– Eh
ben, Orcus, on dirait que tu vas avoir des choses à raconter, dit Nox avec un
sourire narquois.
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